à ma mère
Si j’étais un écrivain à
succès en mal d’inspiration, j’écrirais sur le membre fantôme de ma mère, je
raconterais comment, quarante ans après m’avoir expulsé de son ventre, elle vit
sa jambe droite arrachée au reste de son corps par un chirurgien qui n’avait
rien contre elle personnellement et n’en voulait pas à son intégrité physique,
à l’aide de quelques instruments tranchants, dont certains m’auraient en
d’autres circonstances ramené aux douces heures de mon enfance, quand le
seillot sciant le rondin posé sur la bique du grand-père Berson projetait dans
l’air froid des escarbilles de bois qui voltigeaient comme des lames de volcan.
Je raconterais comment cet homme de l’art trancha dans le vif de la chair de ma
mère, juste au-dessous du genou, afin d’éviter que la gangrène ne lui dévorât
le reste du corps, sans savoir – il n’était pas payé pour ça – qu’une autre
gangrène allait s’attaquer à son âme, moins impressionnante, moins visible mais
tout aussi pernicieuse.
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Jacqueline et Édouard, 1946 |
Si j’étais un écrivain à
succès, je raconterais comment ma mère, qui venait de perdre sa jambe quelques
mois seulement après avoir perdu l’homme qui avait partagé sa vie, sombra de
longs mois durant dans un profond mutisme dépressif, dans une maison de repos
où les frondaisons des arbres ressemblaient à des squelettes alors que c’était
l’été et qu’ils ployaient sous les feuilles rassasiées de sève, et que nous
fûmes, ses cinq enfants, impuissants à la consoler, à peine remis que nous
étions de la mort de notre père terrrassé par un “transport au cerveau”
dix-huit mois auparavant, et de celle du petit Pascal emporté dans sa quinzième
année par une longue maladie.
Je raconterais, peut-être
en me trompant, comment ce combat perdu – perdu d’avance ? – s’il ne lui
fit pas perdre la foi, laissa en tout cas s’éteindre certaines de ses flammes,
celles des prières psalmodiées, des génuflexions devant l’autel, des ablutions
bénitières, des volutes d’encens, des incantations fracassées contre les murs
de l’église exposant en douze tableaux le chemin de croix du Christ, refoulant
les questions qui me brûlaient les lèvres. Maman, pourquoi les Romains sont
aussi méchants avec le petit Jésus ? Et qui c’est le monsieur qui a peint
ça ? Est-ce qu’il était de Madré ? Est-ce que la grand-mère l’a
connu ? Le petit Jésus ? Tu
veux une toque ? Mais non, le monsieur qui a fait les peintures, là,
avec le Christ qui saigne, je sais pas comment il fait pour tenir le coup, moi
il y a longtemps que je serais tombé dans les pommes avec tous les coups de trique
qu’il se prend des méchants Romains, j’aimerais bien savoir qui c’était… À toutes
ces questions silencieuses ma mère répondait ; même si elle ne s’en rendait pas
compte et même si je ne l’entendais pas, je sais
qu’elle me répondait. Pourquoi tu poses
toutes ces questions, je ne sais pas,
moi, tu n’auras qu’à demander à madame de Fontenay, si tu écoutais un peu plus
au catéchisme…
Je raconterais comment ce
combat contre un ennemi implacable et destructeur lui fit oublier tous les allelujah, les ave maria, les in nomino pati,
les ora pronobis, les dominus vobiscum, les chapelets égrennés
dans les recoins du confessionnal, les médailles de Sainte-Thérèse-de-Lisieux
baisées à la sauvette, les signes de croix devant les calvaires, les fronts
humectés de buée bénite, les communions, les confessions, les absolutions, les
contritions, les génuflexions, les onctions, les componctions, les
extrêmes-onctions, les putréfactions, les mortifications, les parades de mort.
Toutes ces obsessions funèbres qui faisaient descendre l’Enfer sur la Terre,
dont ma mère, enfant, m’obligeait à me rendre complice pour mon bien, parce que
c’est comme ça, pourquoi tu veux rien
faire comme tout le monde, à la fin, parce qu’elle avait appris ça de ses
parents, qui l’avaient eux-mêmes appris de leurs parents, qui l’avaient eux-mêmes
appris de leurs parents, et qu’il n’était pas question de discuter cette chose
indiscutable, indubitable, intraitable – alors qu’il aurait été tellement
simple de me laisser m’accroupir dans les nids de poussière où les poules se
pavanaient le derrière – ; toutes ces simagrées grotesques que je
repoussais en baissant le front, un jour je me vengerai, un jour je tuerai le
petit Jésus et toute cette famille de malades obsédés de la quéquette, et je
brûlerai son cadavre pour être bien sûr qu’il ne ressuscitera pas d’entre les
morts… et ma mère, me tirant par le bras, ne doutant pas un seul instant de mes
funestes desseins : t’es pas beau
quand tu prends ton regard de bœuf, mouche-toi, t’es plein de morve,
dépêche-toi, on est en retard, et moi, récitant le merderem, ce cantique gallinais qui emplissait l’aire de son aura
magnifique – et que j’étais le seul, bien entendu, à entendre –, maudissant
l’incroyable concours de circonstances qui avait fait d’un fils de charpentier stupide
et impuissant le fils de Dieu.
Je raconterais, sans être
certain de ne pas d’être dans l’erreur, comment cette souffrance lui fera
retrouver une autre forme de foi, loin de l’apparat des béatitudes dogmatiques
et des masochismes mortifères, la crucifixion, la dévoration du corps tuméfié
du Christ, ce grand raout cannibale que les catholiques nomment eucharistie
pour ne pas être soupçonnés de déviance et ne pas faire (trop) peur aux petits
enfants. Une foi plus humaine, oui, où Dieu se fait voler la vedette par les
enfants, les petits-enfants, les amis, les voisins, tous réunis pour le grand
banquet de la saucisse, de la patate, du cidre et du riz au lait, emportés dans
le tourbillon de l’amitié, du rire, de la joie, tous vivants, bien vivants,
même les morts qui sont toujours là, guidant chacun de nos gestes à notre insu,
la foi en la famille, l’énergie des corps, coudes levés pour trinquer à la vie
qui s’arrêtera bien un jour mais c’est pas grave puisqu’on est tous réunis,
vivants, bien vivants, ma petite maman à la jambe coupée, souriante comme une
jeune fille et toujours aussi belle avec tes cheveux blancs…
Je raconterais comment
cette saloperie de jambe arrachée, après avoir fait vaciller sa raison,
empêchera ma mère de mettre les pieds
à l’église. Pas parce que le moindre déplacement lui faisait souffrir le
martyre, pas à cause de cette prothèse mal fichue qu’elle sera obligée de
changer six ou sept fois dans les années qui suivront, jusqu’à la dernière, qui
l’accompagnera dans sa tombe un matin d’octobre. Car ma mère avait, une nuit –
ne me demandez pas comment je le sais – fait un des rêves les plus
traumatisants qu’il lui eût été donné de faire…
Le Christ, la fixant du
haut de Sa croix, lui était apparu et lui avait lancé, goguenard : “Vous n’êtes pas à Lourdes, ici, madame
Reboux ! Vous êtes à Madré ! Et à Madré, on ne fait pas les choses à
moitié ! On n’entre pas dans l’église à cloche-pied, en déambulateur ou en
fauteuil roulant ! On entre de plain-pied dans Mon église, madre de
Dios !”
Ma mère s’était demandé
s’il ne s’agissait pas d’un imposteur car elle avait si souvent conversé avec
lui tout au long des dimanches de la vie et jamais Il ne lui avait parlé aussi
crûment…
D’habitude, Il se faisait
tout doux. Il prenait Sa petite voix mielleuse d’angelot soufreteux et
s’exprimait avec des mots châtiés. Des mots castrés,
même. Ma mère s’était réveillée en sueur et tintin pour retrouver le
sommeil ! Toute la nuit elle avait compté les coups, comme si une horloge
déréglée s’était nichée dans sa tête pour sonner les heures jusqu’à la fin de
l’éternité. Ah, les insupportables tortures des nuits d’insomnie, quand la
douleur vous dévore le ventre, remonte jusqu’au cerveau en vous arrachant au
passage les poumons, vous rabotant l’âme jusqu’au dernier copeau, tremblant de
la tête aux pieds, ses deux pieds,
oui, car tous les amputés du monde vous le diront, dix ans, trente ans,
quarante ans après l’insupportable séparation du membre et du corps, après les
ligatures, les pansements, les traitements antiseptiques, les démangeaisons,
les urtications, les hallucinations, tant que vous êtes vivant le membre
fantôme continue de se rappeler à votre souvenir et ne cesse de régurgiter
votre souffrance.
Oui maman, toi qui ne
cessais de te faire humble en marmonnant “je ne comprends rien, je ne suis pas
assez intelligente”, tu auras appris ce qu’aucun d’entre nous ne savait :
le membre fantôme ne meurt JAMAIS… Le
membre fantôme est là jusqu’à la fin de ton éternité. Et le matin,
tétanisée, tremblant de froid de tout son corps – oh, bien sûr, je ne suis pas
certain de ce que je rapporte car ma mère, qui me parlait peu, et jamais de ces
choses secrètes enfouies profond, parce que les terreux-terriens ne sont pas
très doués pour ôter la terre qui empêche leur bouche de libérer les mots, ma
mère ne me l’avait jamais confié, mais je sais
que cela s’est passé comme ça, je l’ai lu sur son visage lorsque je l’ai
embrassée pour la dernière fois alors que la vie l’avait quittée depuis de
longues heures déjà –, la voilà qui, prise de vertiges, pris, la mort dans l’âme, la ferme résolution
de ne plus assister à l’office dominical. “Puisque
vous n’avez pas voulu empêcher cela, mon Dieu, je peux très bien prier chez
moi, je n’ai pas besoin de Votre église pour cela, ma maison suffira. Pas
besoin d’autel, j’ai mon buffet, j’ai disposé mes petites icônes. La photo
d’Edouard, si grand, si beau, si tôt parti, les photos de mes enfants, tout
petits, avec leurs petites bouilles rondes comme des pommes, celle que je
préfère c’est celle du Michel sur son petit coussin, puis en habit de
communiant. J’ai la photo de mes petits-enfants, de la grand-mère, du
grand-père, tous les matins quand je réchauffe mon café ils se mettent à table
avec moi, et si je m’égare un peu dans mes pensées, il y en a toujours un pour
me dire “café bouillu café foutu” !
Si j’étais un écrivain à
succès en mal d’inspiration, je raconterais comment ma mère, au long de toutes
ces années, perdit le combat contre les ulcères, les varices, la phlébite,
l’artérite, les plaies, le prurit, la dessication, la douleur, toutes ces
choses dont la simple évocation provoque chez le commun des mortels frayeurs,
souffrance, affliction. “Elle a été bien
courageuse, elle a tellement souffert… C’est à se demander où est passé le bon
Dieu… S’il y en a un ! Oh, tout de même, vous n’allez pas… Ben, des fois, on
s’demande… Tout de même… On est peu de choses… Je suis bien d’accord… ”
Si j’avais été un écrivain
à succès, ma mère aurait conservé sa jambe jusqu’à son dernier souffle, elle
aurait continué à aller à la messe tous les dimanches et à parler avec ses
amies après l’office sur le parvis de l’église, bien campée sur ses deux
jambes, la Madeleine, la Suzon, la Ginette, la Jeanne, pardon si je vous
invente un prénom car je vous ai un peu oubliées, je me souviens juste de vos frêles
silhouettes, de vos visages soucieux, de vos voix acidulées, de vos manteaux du
dimanche à cols fourrés, de la façon dont vous incliniez la tête, du nombre de
sucres que vous preniez au café de monsieur Lambert, mais j’ai oublié vos
prénoms…
Elle aurait continué à
aller au bourg dans sa petite auto après la mort de mon père et je n’aurais pas
pu écrire sur son membre fantôme, je me serais contenté d’écrire sur les
fantômes, les vrais, qui jalonnèrent son existence, celui de sa petite sœur
morte d’une congestion, qui s’appelait Gisèle, comme ma sœur aînée qui apprit
beaucoup plus tard qu’elle portait, tel Van Gogh, le prénom d’une morte, mais
n’alla pas se couper l’oreille pour autant, je les aurais regardés bondissant
dans les greniers, les champs de blé, se faufilant entre les bottes de foin,
les balles de paille, les Anapurna de patates germées, les copeaux de bois, les
tonneaux de cidre et de goutte, le tas de fumier fumant du gars Fernand qui
ornait joliment la cour juste en face de la maison, avec la fourche piquetée
dans la beurouette comme une croix sur son clocher, les vaches du gars Fernand
qui lâchaient la bouse sous notre nez, les questions indiscrètes du gars
Fernand qui l’énervait depuis cinquante ans mais tout de même c’était un bon
voisin même s’il n’allait jamais à la messe et jetait un œil sous sa robe quand
elle montait à l’échelle pour tasser le foin dans le grenier de la grange, et
elle était bien contente de trouver la Marthe pour aller laver le linge avec
elle au douet quand il faisait grand froid.
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Grand prix de la Mayenne 2000 |
Si j’avais été un écrivain
à succès, je n’aurais pas été le fils de cette paysanne aux cheveux noirs, aux
traits fins, au regard farouche et déterminé, parfois nimbé d’un nuage de tristesse,
née de l’union de la pétaradante et pas toujours commode Pauline Papouin et du
taciturne Eugène Berson rescapé de la guerre 14-18, dans une ferme de la
Mayenne septentrionale, car les ascendants des écrivains à succès ont une
constitution beaucoup trop fragile pour supporter l’air vicié des étables, des
écuries, des clapiers, des soues à cochons, des poulaillers et des planches à
caca contre le mur du hangar avec les mouches les taons les guêpes qui
bourdonnent et te taquinent les fesses. Les ascendants des écrivains à succès
naissent en général – même s’il y a de rares exceptions – dans des endroits
aseptisés, loin de l’inconfort des resserres et des fournils. Ils n’attendent
pas le dimanche pour mettre une chemise propre et évitent de cracher par terre
à tout bout de champ et ne se grattent pas les parties quand ça les démange.
Ils ont des livres plein leur maison, rangés dans des bibliothèques, et des
guéridons sur lesquels sont posés des napperons, des journaux et des revues
avec des photos en couleur. Ils ont des mots qui sortent comme il faut et quand
il le faut de leur bouche et des serviettes pour s’essuyer les lèvres quand ils
ont fini de manger, même s’il y avait pas beaucoup de sauce dans le plat et
même s’ils n’ont rien mangé et à ce qu’il paraît il y en a même qui s’essuient
la bouche quand ils ont fini de parler alors là ça m’en bouche un coin !
Si j’avais été un écrivain
à succès, je ne serais pas né de l’union de Jacqueline Berson et Édouard
Reboux, car les modestes péquenots de la Mayenne septentrionale n’unissent pas
leurs ovules et leurs spermatozoïdes pour mettre au monde des écrivains à
succès, ni d’ailleurs des ingénieurs, des médecins, des aviateurs ou encore des
avocats. De leur union naissent des mômes bizarres qui ne veulent pas grandir
et ne savent pas trop ce qu’ils feront dans la vie, et n’auront toujours pas
compris à cinquante ans révolus que ce n’est pas avec des histoires à dormir
debout d’endormeur de poules qui a dévoré son double dans le ventre de sa mère
que l’on va casser la baraque et rencontrer le succès.
Si j’avais été un écrivain
à succès, j’aurais été un peu moins con. Ou moins honnête, je ne sais pas. Ou
plus docile. Ou plus sociable. Ou moins timide. Ou moins écorché. Ou tout ça à
la fois. J’aurais mis de l’eau dans mon vin. Je n’aurais pas eu besoin de
toutes ces années pour me débarrasser de mon regard de bœuf. J’aurais regardé
la vie bien en face, adelante, madre, j’aurais fait des économies.
J’aurais jugulé mes folies. Je me serais moins cassé les pieds. Et je ne me
serais pas posé toutes ces questions…
J’aurais posé les
questions que les gens ont envie d’entendre, donné les réponses qu’ils ont
envie d’entendre, des choses pas trop compliquées, avec les mots qu’il faut à
la bonne place, parfois un peu dérangés pour que le lecteur éprouve des
sensations, mais pas trop sinon il n’y retrouve plus ses petits. Le lecteur, il
aime bien se perdre sinon il ne serait pas là, mais il faut faire attention à
ne pas trop tendre l’élastique, sinon vous allez l’envoyer trop loin… là-haut,
près des étoiles, trop près, là où ça sent la genèse, là où ça gèle quand il
fait chaud et brûle quand il fait froid, dans un chaos primaire, là où certains
voient le signe que la main de Dieu est passée et repassée… et il n’aime pas
ça, le lecteur.
Si j’avais été un écrivain
à succès, j’aurais foutu une trempe à ma névrose sociale, qu’elle s’en serait
souvenue toute sa vie, la garce, et m’aurait foutu la paix une bonne fois pour
toutes. Je l’aurais badigeonnée avec des onguents de ma fabrication, plumes,
goudron, éclats de rouille, fiente, suc de digitale, des trucs de sorcier
mayennais, des compresses organiques, des coups de sabot percheron, et avec ça,
roulez jeunesse, j’aurais pondu un roman à succès*, avec des bons sentiments, de
la bonne chère, des champs de personne, de la gloriole mais pas trop, de la
gaudriole mais pas trop, du rire moitié tendre, moitié désespéré, calibré,
rectiligne, garanti aux normes, adapté à l’époque, qui se trouve propulsé en
tête de gondole et fait pousser des couilles en or.
Si j’avais été un écrivain
à succès, j’aurais été plus prosaïque. J’aurais écrit des histoires vraies. Des
romans historiques. Des romans à suspense. Des romans à sucette. Des romans de
terroir. Des romans de procédure. Des romans qui donnent du baume au cœur, qui
font qu’on se dit “ah, dis donc, il raconte exactement ce que je voulais
entendre, exactement ce que je pouvais lire, exactement ce qu’il faut à ma
petite cervelle fatiguée”.
Si j’avais été un écrivain
à succès, je n’aurais pas été en panne d’inspiration, car les écrivains à
succès ne connaissent pas la panne – sauf la panne sexuelle peut-être mais ça
ne nous regarde pas – ; ou quand ils la connaissent, la panne, leurs
éditeurs font en sorte que soit clamé urbi
et orbi qu’un chef-d’œuvre est en route dans le ventre de l’architexte, que
ça va prendre du temps, des années peut-être, Proust n’a qu’à bien s’accrocher
à son déambulateur de sépulture ! Ou alors ils s’arrangent pour dompter
les apparences et sont capables de vous pondre fissa un texte tellement
insipide et concon que leur public chéri, subjugué, prenant les vessies pour
des lanternes, n’y verra que du feu et s’écriera, bras au ciel : “Oh, mon
Dieu, qu’il a du talent ! Mais comment fait-il pour écrire sur un sujet
aussi ténu, aussi fugace ! Comment réussit-il à faire semblant de n’avoir
rien à dire alors qu’il dit tout, et
même… davantage que tout !
Comment fait-il pour donner cette invraisemblable illusion du concon ! Comment fait-il pour nous tenir en
haleine avec – prenons un exemple tout à fait au hasard – le discours de
remerciement interminable d’un académicien émotif qui ne trouve pas ses
mots ! Quel talent ! Mais pourquoi diantre personne n’y a-t-il pas
pensé avant ! Qu’on lui donne la Légion d’honneur ! La médaille des
zarts zédélettres ! L’absolution ! Qu’on le fasse immortel !
Qu’on le cite à l’ordre de la Nation ! Qu’on l’encense ! Qu’on le
statufie ! Qu’on l’empaille ! Qu’on le mette au Panthéon ! De
son vivant ! Emmuré avec les Grands Hommes ! Tout de suite ! Santo subito ! Et vous avez vu
comme il est beau et gentil !? Vous avez vu ce sourire ! Cette
façon d’être à l’aise, en toutes circonstances ! Vous avez vu comment il
envoûte son auditoire ! Le chameau ! Ah, si j’avais une fille à
marier, je la lui donnerais tout de suite !”
Si j’avais été un écrivain
à succès en panne d’inspiration, j’aurais écrit un livre sur un écrivain à
succès en panne d’inspiration qui s’arrange – comme c’est malin, intelligent,
superbe ! – pour faire de son manque d’imagination le déclencheur du bouquin
qui le rendra riche, célèbre et célébré dans toute la France, qui fasse dire de
lui : “Vous avez vu ? C’est du Reboux tout craché ! Quand on
pense qu’il a passé son enfance à reluquer le cul des poules, à chercher le
cloaque primordial, à se rouler dans la fiente, les pauvres parents, vous
imaginez un peu… Pardi ! c’est là qu’il allait chercher son inspiration,
le saligaud ! Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! Plus de croupions
de cocottes ? Envoyez les canetons, monsieur est à voile et à
vapeur ! Pénurie de coin-coin ? Faites donner la dinde ! Plus de
glouglou ? Vous lui trouverez bien une vieille pintade ! On le
croyait fini, mort, essoré, débandant du stylo, plus de jus, plus de pschitt
séminal, appelez l’inséminateur, l’incubateur, l’invocateur,
l’acupuncteur ! Il faut sauver le soldat Reboux ! Et paf, le temps de
le dire, le voilà qui revient sur son beau cheval blanc avec un texte
ju-bi-la-toi-re, incredible, mais z’alors :
qui va faire dans les trois cent mille et se vendre comme des petits
pains : La jambe de ma mère.
Quel culot ! Mais il va tuer le métier !
Christine Angot ?
Elle en mouille sa petite culotte de rage, obligée de pondre un sixième œuf sur
l’inceste, de l’hollywoodien, cette fois, avec des morceaux entiers de menstrues
collés sur la bite à son papa ! Michel Houellebecq ? Obligé de
démissionner de la Ligue des écrivains fascistes pour qu’on parle de nouveau de
lui, d’enfin avouer qu’il a baisé son chien, un soir d’hiver qu’il s’emmerdait
comme un écrivain mort dans ce pays crépi par la pluie où l’on ne parle même
pas français. Michel Onfray ? Obligé de se trouver un nouvelle tête de
Turc pour satisfaire son ego tout-puissant de donneur de leçon qui n’a pas
digéré son éducation ouvrière et ne peut tout de même pas écrire un livre assassin
sur sa pauvre petite mère avant qu’elle retourne au néant dont il rêve pour
elle, Freud, Sartre, ça suffit pas mon coco, va falloir te trouver d’autres boucs
émissaires ! Marc Levy ? Obligé de trousser son vocabulaire de trois
cents à quatre cents mots pour donner de la chair à ses fabulettes de fantômes
qui font bander dans les chaumières, sursaut d’amour-propre, marre de donner de
la viande aseptisée à mes lectrices, je ne suis pas seulement une machine à
gagner de la thune… Maurice Dantec ? Il est déjà mort, mon ami… Étouffé
par une rime riche qu’il avait prise pour un rail de coke ! Ah bon, vous
ne saviez pas ? Alexandre Jardin ? Il paraît qu’il s’est tiré une
balle dans le ciboulot, plus d’idées, son nègre venait de le plaquer pour Jacques
Attali ! Coup de bol, Daniel Picouly est arrivé au moment où il allait
appuyer sur la détente… C’est l’hécatombe chez les grands z’écrivains de langue
française de Saint-Germain-du-Pèze… Tout ça à cause de ce petit plouc qui vient
d’écrire un livre sur la jambe perdue de sa mère… Vous vous rendez
compte !”
Si j’avais été un écrivain
à succès en panne d’inspiration, j’aurais donné des conférences sur l’art et la
manière de transformer le doute en certitude, l’eau en vin, la merde en
engrais, la mauvaise conscience en bonne conscience, le topinambour en
carburant, la camaraderie en amitié, l’amitié en amour, l’amour en grâce, la
grâce en éternité, la peur en jouissance magnifique, la pingrerie en
générosité…
Si j’avais été un écrivain
à succès, ma mère aurait peut-être gardé jusqu’à sa mort ses gambettes de vingt
ans. Mais elle ne serait peut-être pas morte l’esprit serein. Rassurée d’avoir
vu tous ses enfants – sauf moi, toujours coulé à Pétaouchnock ! – et elle
n’aurait peut-être pas dit, juste avant de mourir, cette phrase magnifique, ce
sublime alexandrin de femme qui n’a peut-être pas beaucoup lu, appris, voyagé,
épuisé les vigueurs du langage, mais se serait flétrie si son amour et sa
générosité avaient fait défaut :
“Donnez-moi
un mouchoir, je vais me reposer.”
5 novembre 2013
*C'est à cause des poules, paru chez Flammarion en 2000 (entre un Houellebecq et un Picouly) a été pilonné par l'éditeur, qui ne m'en a jamais informé, au mépris du Code de la propriété intellectuelle. Cette pratique est, semble-t-il, assez courante chez les "grands éditeurs". Un salut confraternel à Dominique-Antoine Grisoni, qui me commanda ce livre maudit, et qu'un cancer a envoyé garder les chèvres dans les causses du Ciel il y a dix ans.