À l’occasion du passage du Tour de France 2015 dans mon village natal de Madré [lire ci-dessus ou en passant par ICI], voici une nouvelle vélocipédique, publiée en
mai 1994 dans la revue Le Moule à gaufres
(dirigée par Pascal Galodé), sous la direction de Alfred Eibel.
LA PSYCHANALYSE DU CYCLISTE
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Dessin de Topor |
Quand Marie lui demanda au
débotté s’il avait déjà mis les pieds au mont Ventoux, Paul fit celui qui n’a
pas saisi la question et Marie, le voyant baisser piteusement les yeux comme un
gosse pris en flagrant délit d’ignorance, s’était dit, bon, la géo, c’est pas
son truc, mais quand même, il pourrait au moins avoir l’élégance de s’en tirer
avec une pirouette… Elle aussi, elle s’était toujours fichue de savoir si le
Ventoux était dans les Corbières, les Cévennes ou le Jura espagnol, mais
franchement, pas de quoi en faire un fromage ! Et tandis qu’elle piochait
dans son sac un Feudor jaune citron, elle le vit blêmir, les muscles tendus du
cou durcissant la pomme d’Adam. Elle pensa, merde, j’ai dû faire une gaffe,
déjà, quand elle avait commandé d’autorité deux verres de Ventoux, elle avait
bien vu, il s’était contracté comme si elle lui proposait une verre de
vinaigre. Mais cette fois, c’était la vraie cata. Va savoir, peut-être qu’il a
perdu quelqu’un là-bas, un accident, ou l’orage, les tambours de l’orage, dans
les montagnes, ça vaut parfois son pesant d’abîme…
Heureusement, le briquet
carbonisant la seizième Chesterfield de la journée la sauva de l’imparable
naufrage qui se préparait. Tirant une longue bouffée, elle en profita pour
lever la tête et inspecter le trio de mouches qui se gobergeait au plafond, les
silhouettes de la rue ourlant le verre dépoli des vitres et la demi-douzaine de
clients absorbés par des discussions d’enfer. Paul, lui, essayait de reprendre
le dessus, il était temps de dominer le malaise que lui causait ce genre de
situation imbécile, mais ce n’était pas simple. Pas assez mûr, mon vieux.
Pour le moment, ventoux,
c’était le vocable qui tue. Le grand saut à l’élastique du haut de la station
Mir, la piqûre de la mygale géante et le big cytomégalovirus réunis. Jetant un
œil en coin sur Marie-Chesterfield qui, avec une pêche insolente, était partie
pour enfumer la moitié de l’arrondissement, Paul déglutit, formant dans sa
bouche des mots exotiques, des mots pour essayer de reprendre pied. Des mots
comme sapristi, coquecigrue, mirliton et bachibouzouk. Il se sentit happé par
une lame de mélancolie. Ventoux-ventoux-ventoux. Rien à faire, on ne change pas
un traumatisme qui gagne. Le Ventoux était à ranger dans la famille des mots
maudits comme métastases, crucifixion, corrida ou agent de police.
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Tom Simpson sur les pentes du Mont Ventoux |
Le Ventoux, c’était la terrible “défaillance” de Tom Simpson dans le tour de France 1967, la damnation
sur les pentes du mont chauve. L’Anglais en perdition, aux prises avec les
vagues lancinantes de l’asphyxie, qui s’écroulait sur le bas-côté, les poumons
perclus, le cœur terrassé par un Moloch sans pitié – à l’époque, personne
n’aurait osé prononcer le mot “dopage” dont Tom Simpson avait subi les
dramatiques foudres secondaires. C’était une vision apocalyptique de gosse,
l’oreille collée au transistor, entre deux coups de cidre dans le champ de
foin, quand Robert Chapate, la voix brisée par l’émotion, s’était écrié sur
Europe 1 : « Le docteur
Dumas a tout essayé, tout… mais on n’a pas pu le sauver, c’est horrible… C’est
horrible. A vous Paris… »
Paul, le souffle coupé,
avait couru se réfugier dans les bras de sa mère, qui cousait dans un coin de
la chambre, des babioles pour la petite chose qui arrondissait dangereusement
le ventre maternel, la petite chose qui, à peine pointé le bout du nez hors du
doux paradis, allait, c’était couru, lui bouffer son oxygène, son affection,
ses caresses, et plus tard, lui piquer ses jouets, ses beigneurs, le déposséder
de ses jardins secrets, et bien après, si ça se trouve, lui rafler ses petites
copines, la vache ! Et peut-être même – le pire du pire – : gagner un jour de
France à sa place !
Paul entendit Marie murmurer
: « Ce qui est sûr, c’est qu’il se laisse boire », d’une voix un peu
cassée, comme si elle venait de lui livrer un secret douloureux. Marie qui
écrasait sa cigarette dans le cendrier et sifflait son reste de vin en riant.
Et qui était belle.
– Quoi donc ?
– Le Ventoux, tiens !
Paul avait tout faux.
A son tour il liquida son
verre, un bon cru, un peu râpeux, alla pour parler, puis se rétracta. Cette
histoire de mont Ventoux était une hérésie de la mémoire, tout juste bonne à
entretenir quelques fantasmes de culpabilité. Pas de quoi se livrer. Marie
aurait cru qu’il abusait de sa confiance. Et quoi de plus sacré que la
confiance que vous accorde une inconnue ? Ensemble ils avaient fait le tour des
grandes paraboles et des petites saloperies de la vie. La mort, la religion,
l’amour, l’enfant qu’on n’avait pas et celui qu’on aurait aimé être, le temps
qui passe, l’avenir qui mord sur le présent, le présent sur le passé, la
corruption et le cynisme des puissants, la guerre en Bosnie et ce goût de
faisandé Munichois qui suintait en coulisses, tout cela allant et venant entre
les rasades de vin, avec un naturel qui les étonnait parce que les gens, le
plus souvent, s’évertuent à jouer la défausse quand il serait si simple de se
colleter avec le danger virtuel qui réside dans l’Autre. Puis étaient venues
les choses futiles : les macarons, les religieuses, la vie au grand air, l’art
de faire sauter les crêpes, la rue Watt et l’île de Houat, la nébuleuse de
Hubble, la comète de Halley, le Big Bang et le Big Crunch, les concierges, les
ours et les gros cons de chasseurs, l’Immaculée Conception… La futilité, disait
Marie, c’est aussi du bonheur, parce que si on passait son temps à discourir,
on ne vivrait plus.
Et enfin, l’ivresse était
venue sur le tapis, pas celle des vins et des alcools. Non, l’autre. L’ivresse
qui élève le cœur et l’âme, l’Ivresse des Cimes, avait dit Marie, tout
émoustillée par la formule. Et Paul, qui était coursier chez Fauchon, avait
renchéri, tous nos problèmes viennent de ce que l’Ivresse des Cimes et
l’Épicerie Fine sont incompatibles, c’est comme la chèvre et le chou, le
marteau et l’enclume, Poulidor et Anquetil, il n’y a pas de compromis. Marie
avait éclaté de rire, ça, on pouvait dire que quand elle riait, elle riait, et
elle avait tendu la main droite au-dessus de la table en martelant : « Tope-là
! »
Et ils avaient topé.
Devant un sixième ballon de
Ventoux apporté par le garçon, qui était d’ailleurs une ravissante garçonne.
Paul s’était fait la
réflexion idiote qu’il allait être le premier cycliste à se taper le ballon de
Ventoux, et ça l’avait fait rire à hurler, et Marie avait cru qu’il riait parce
qu’il était fier d’avoir topé avec elle, ce qui était aussi la vérité. Et l’on
avait longuement disserté sur les mérites respectifs de l’Épicerie Fine et de
la Grosse Tambouille. Marie, l’épicerie fine, elle se la coltinait depuis des
lustres, elle ne supportait plus. Ces comères lyophilisées à l’essence
Louis-Vuitton-Moët-Hennessy qui pestaient contre l’indolence de leur concierge,
regrettant l’époque révolue où les gens de maison savaient tenir leur langue,
et qui vous la sortaient calmos, l’œil rivé au tiroir-caisse, attendant avec
mépris la pièce de 10 qui leur revenait de leur bifton de 500. Ces toupies de
luxe qui faisaient des ravages dans les plats de sauce en glissant un doigt
onctueux dans la matière et vous léchaient ça avec la science d’une actrice de
X après le frottis linguinal, mais celles-là n’avaient pas besoin de telles
simagrées pour donner la mesure de leur disgrâce ; leur simple attitude, dos
cambré dans le body-panthère collé à la peau, sexe planté au milieu de la
figure, roulement ondulatoire des épaules, était en soi un gage d’obscénité.
Marie vitupérait. Combien de fois avait-elle voulu, dans la surchauffe du coup
de feu de midi, cingler un aller-retour sur une de ces greluches ? Histoire de
prouver à ces faces cousues d’or que le plus ténu de ses accès d’adrénaline à
elle – elle la plus démunie des vendeuses de choucroute – était infiniment plus
riche que la somme des poussées de fièvre de toutes leurs vies réunies. Et
toujours elle s’était retenue, laissant refluer des torrents de larmes à
l’intérieur de son corps à l’idée de louper le spectacle épique de sa vie,
pleurant de rage aussi. Toujours elle s’était retenue. On avait beau dire, on
avait beau faire, l’Épicerie Fine restait l’allumette qui faisait bouillir la
marmite. Et Marie, comme tout le monde, avait un furieux besoin de calories.
Paul savourait.
Perdu pour perdu, il se jeta
à l’eau. Tant pis si Marie lui riait au nez.
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Roger Pingeon, Jacques Anquetil |
Trois mois après le drame du
Ventoux et le méchant coup de coude sur le ventre maternel, il n’avait pas eu à
prêter ses jouets au frérot. Car la petite chose sortie du bidou ne respirait
pas. Paul, quatre ans à l’époque, se souvenait avec précision du soulagement
ressenti en apprenant la funeste nouvelle. Et, juste après, la honte. La
douleur était arrivée après, en entendant ses parents pleurer derrière la porte
de la chambre. Plus tard encore, la culpabilité l’avait envahi, insidieuse
comme une rage de dent. C’était à cause de lui que le bébé était mort-né. A
cause de son violent coup de coude, à cause de Simpson, de Chapatte et du
Ventoux. Il était mort à ce moment-là et petit Paul s’était demandé pourquoi on
avait attendu si longtemps pour faire sortir le petit bonhomme.
La terrible faute ne l’avait
jamais quitté. A chaque fois qu’il faisait une virée avec son bicloune, il y
pensait. A chaque étape de montagne, dans les lacets, quand il voyait un gros
quintal à moustaches taper sur l’épaule d’un coureur, il vitupérait devant sa
télé, il avait mal au bide. Même qu’une année où, en vacances avec ses parents
à Lacanau, ils avaient assisté au sprint au vélodrome de Bordeaux – Esclassan
s’était fait battre d’un boyau par un routier-sprinteur flamand – il avait
inexplicablement vomi dans les jupes de sa mère.
Et c’était resté son secret.
Même avec le curé c’était pas sorti, couillon ! Trente ans pour se confier. Et
le sourire radieux de Marie, qui avait écouté sa confession sans sourciller,
pour dissiper définitivement son angoisse et sa peur du ridicule.
– Tout ça c’est du passé,
Indurainator, lui fit-elle au creux de l’oreille.
Paul eut un sourire gauche,
une grimace de blaireau, à la Hinault, il attrapa au vol le tablier de la
serveuse en maraude, et d’une voix haute, il commanda une autre bouteille de
Ventoux. Il avait toujours admiré les finisseurs.
© Jean-Jacques Reboux