Max-André Doppia, anesthésiste-réanimateur au CHU de Caen, président d'Avenir hospitalier, très engagé au niveau syndical, notamment sur la souffrance au travail et le burn-out, est décédé le 11 novembre des suites d'un accident vasculaire cérébral, à l'âge de 64 ans. Il fut à l'origine de la campagne Dis doc, t'as ton doc ? De nombreux acteurs du monde hospitalier lui rendent hommage sur What's up, doc ?
Dans les années 1980, Max était, avec son épouse Elisabeth, mon voisin à Caen, rue Écuyère. Nous nous sommes tant marrés. Nous nous sommes tant aimés. Repose en paix, Maxou.
Je me
souviens que Max était l'homme le plus délicieux de la rue Écuyère
Je me
souviens qu'il habitait juste au-dessous de chez moi, avec Elisabeth
Je me
souviens que je les trouvais beaux tous les deux et qu'ils me renvoyaient
l'image apaisée de gens heureux, toujours prêts à partager
Je me
souviens qu'au début Max m'intimidait un peu parce que je n'avais pas
l'habitude de parler à un médecin ailleurs que dans un cabinet
Je me souviens
que quand il apprit que j'écrivais de la poésie, Max me donna le sobriquet de "Poète" et qu'il me présentait en ces mots lorsque j'étais de leurs
invités
Je me
souviens de notre complicité immédiate, permanente, irréductible
Je me
souviens que nous partagions les mêmes appétits, les mêmes révoltes, les mêmes
engouements
Je me
souviens que nous éprouvions la même détestation de l'injustice et de toutes
les saloperies, petites ou grandes, du monde qui nous entourait, et dans lequel
nous étions bien obligés de vivre
Je me
souviens que l'homme qui cristallisait à lui seul, à l'époque, cette détestation,
s'appelait Martial Legoupil, notre propriétaire commun, un petit homme stupide
et fourbe comme le renard dont il avait pris le nom
Je me
souviens que Martial Legoupil voulait expulser Elisabeth et Max pour un
motif irrecevable et que Max décida d'entrer en résistance, avec la même
énergie qu'il le fit quinze ans plus tard lorsqu'éclata la guerre en
ex-Yougoslavie
Je me
souviens que Martial Legoupil ne supportait pas je laisse mon Solex jaune dans
le hall d'entrée et qu'un jour il le mit à la rue, comblant le hall de
planches, de parpaings, de bouteilles de gaz pour m'empêcher de garer mon Solex,
et qu'il prétendit agir ainsi à la demande de mes voisins les Doppia
Je me
souviens que Max et moi décidâmes de ne pas nous laisser faire, et passâmes un
pacte secret, dont Elisabeth, notre consultante-psychologue en bêtise humaine,
n'eut que de brefs échos, pour nous débarrasser de Martial Legoupil
Je me
souviens qu'un soir Max produisit une liste de produits efficaces et rédhibitoires, aisément
accessibles de par sa profession de médecin-anesthésiste, pour nous débarrasser de Martial Legoupil
Je me
souviens que d'un commun accord tacite, nous ne passâmes jamais à l'acte
Je me
souviens que quand je rentrais tard le soir du cinéma où je travaillais comme
ouvreur, un petit plat exquis m'attendait souvent dans ma cuisine, parfois
accompagné d'un verre de vin
Je me
souviens qu'à mes remerciements confus Max répondait de sa belle voix élégante, savoureuse et roublarde : "C'est un honneur pour nous de nourrir un poète
!"
Je me
souviens que Marx était un cordon bleu, qu'Elisabeth ne s'en plaignait pas, et que
son intérêt pour la cuisine avait quelque chose à voir avec l'éthique
Je me
souviens que j'aimais écouter Max me raconter des histoires d'hôpital, d'urgences, de salles de garde, parfois sordides, souvent drôles, comme celle de cette employée du CHU qui
faisait la grosse commission à l'hôpital pour économiser le papier toilette
Je me
souviens qu'un jour que je lui avouai mon admiration pour la profession qu'il
exerçait, il me répondit : "Tu sais, Poète, un bon médecin, c'est d'abord
quelqu'un qui a une bonne mémoire !" – Et beaucoup d'empathie ? – Et
beaucoup d'empathie, je te le concède. Même si ce n'est pas toujours le cas…
Je me
souviens de la rage qu'il éprouva au moment du siège de Sarajevo et de
l'énergie incroyable qu'il déploya pour expédier dans cet enfer des arbres, des
médicaments, et tant d'autres choses
Je me souviens
qu'il avait refusé de recevoir Bernard-Henri Lévy parce que celui-ci exigeait de
débarquer en hélicoptère sur l'une des plages du Débarquement
Je me
souviens de sa voix sèche, méconnaissable, au bord de l'abîme, lorsqu'il
m'apprit le décès de leur petite Névéna emportée par une méningite foudroyante
Je me
souviens que je n'avais pas revu Max depuis longtemps mais que de temps en
temps un petit mot arrivait par le Net ou par texto, on t'aime, poète !
Je me
souviens que le 10 novembre, j'ai posté sur la page Facebook de Max un spot
publicitaire de l'association Oxfam faisant un parallèle entre la corruption mondiale
et un casse dans un hôpital, avec ce petit mot : "Tu as vu ça, Max ?"
Je me
souviens que, surpris de ne pas avoir de réponse, je suis allé voir sur sa page
et que c'est de cette façon affreuse que j'ai appris la terrible nouvelle
Je me
souviens que Max était l'homme le plus délicieux de la Terre