Quand j’étais môme,
l’un des livres que m’offrit mon instituteur, M. Gimenez, me rendait
littéralement fou et me donnait envie de m’envoler loin, très loin, vers Paris,
d’où mon frère aîné Michel, monté à la capitale pour vendre des steaks aux
belles dames de la capitale, me rapporta un beau jour de 1967 le plus
inestimable de tous les cadeaux : un plein carton de livres pêché dans les
poubelles des beaux-quartiers de la capitale, en l’occurrence les 40 premiers
San Antonio, qui furent longtemps ma bibliothèque de référence.
Le
ballon rouge d’Albert Lamorisse racontait
l’histoire d’un petit Parigot qui se prend d’amitié pour un ballon accroché à
un réverbère. Poursuivi par une bande de voyous, il n’a pas le temps de pleurer
son ballon écrasé d'un coup de pied qu’une grappe de ballons multicolores lui
permet de s’envoler par-dessus les toits de Paris. Et la beauté l’emporte sur
la cruauté imbécile. Ce bouquin me fit tellement rêver qu’il devint un ami
précieux. Il suffisait de l’ouvrir pour que défilent les mots magiques :
Montmartre, Ménilmontant, les Champs-Élysées, la Tour Eiffel…
Théophile Blicken en 1952 |
Pendant toutes ces
années, un étrange visiteur s’approvisionnait à la ferme de mes parents en
lait, beurre, calvados, patates, haricots. Avant de prendre sa retraite dans
nos vertes contrées, Théophile Blicken, qui était suisse, exerçait la
profession de chauffeur de taxi… à Paris ! Sa diction lente et rugueuse, sa
stature m’impressionnaient, et ma timidité m’empêcha de le questionner sur
cette profession peu courue dans nos campagnes, me contentant d'empocher la
petite pièce qu’il nous laissait en remballant ses victuailles.
Longtemps après, ayant
fait mon nid à la capitale, un taxi venait-il à passer que je pensais à lui.
Lorsque j’entrepris de raconter la vie d’un vieux Parisien qui a passé sa vie à
immortaliser des milliers de rencontres dans ses carnets, je fis tout
naturellement de Jules Bénuchot un chauffeur de taxi. Qui connaît mieux le
cadastre de la capitale qu’un taxi ?
Un demi-siècle plus
tard, ce Paris-là n’existe plus, sinon dans les livres, les films, les
chansons. Les petits métiers ne font plus recette, les pauvres se serrent la
ceinture au-delà de la petite ceinture, les cafés au coin de la rue ont été
chassés par des banques, la bohème est morte et les fumeurs célèbrent
l’eucharistie sur le trottoir. Et depuis un sinistre vendredi 13 novembre, il
est même possible de mourir en buvant un verre en terrasse ou en allant au
concert. Pourtant, Paris est toujours là, fier de sa devise Fluctuat nec
mergitur.
Après bien des péripéties,
L’Esprit Bénuchot a fini par prendre son envol au-dessus des toits de
Paris, tel le petit Parigot du Ballon rouge, que le hasard a remis
sur ma route à l’endroit précis où, chaque matin quarante ans durant,
mon héros à moi, Jules Bénuchot, prit son caoua : le zinc du Pont Tournant, à
l’angle du quai de Jemmapes et de la rue de la Grange-aux-Belles.
Ceci mérite bien
entendu une explication…
Aïcha, Dominique et ma pomme |
– Même qu’à la fin ils
ont bu… des ballons de rouge, ah, ah ! Tu te rappelles, Aïcha ?
– Ah, non, Juliette
Binoche a pris un thé à la menthe !
J’avais vu Le
ballon rouge, le magnifique film qu’Albert Lamorisse tira de son roman
(palme d’or du court-métrage à Cannes en 1956), et que vous pouvez regarder
toutes affaires cessantes si vous cliquez ici, mais j’avais ignoré lors de sa sortie en 2007 Le voyage
du ballon rouge de Hou Hsiao-Hsien, préférant garder le souvenir
impérissable de l'original, dont il est librement inspiré.
Emmène-moi au pays des merveilles… |
Quand je serai grand, je serai amoureux… |
Si j’étais allé voir
ce film, la magie aurait été infiniment moins forte que celle que j’ai
ressentie en le découvrant un matin de janvier 2016. Le Pont Tournant n’aurait
pu être le QG de Jules Bénuchot ; me résoudre à cette facilité eut été
impossible.
Mais qui donc a jeté cette valise ? |
Échographie du canal Saint-Martin |
Mais revenons à la
valise. La valise de Bénuchot. Car c'est elle, bien sûr ! Tout comme le ballon
rouge a traversé le temps, du mois de juin 1967 où il me fut remis à la fête de
l'école de Madré, jusqu’au printemps 2016, cette valise a traversé le
temps, de la réalité à la fiction. D’un univers à l'autre. Un voyage quantique,
en quelque sorte… Cette valise, c’est la boîte où repose le fameux chat de
Schrödinger. Tant que je ne l’aurai pas ouverte, tant que je n’aurai pas vu ce
qu’elle contient, ce sera potentiellement celle de Jules Bénuchot. Cette valise
contient tous les mystères du roman. Et ceux qui n’ont pas été résolus. Parce
que, dans la réalité comme dans la physique quantique (qui obsède Bénuchot), ce
qui se cache est parfois plus important que ce qui se montre. Non,
franchement, il vaut mieux lui foutre la paix, à cette pauvre valise… Et
d’ailleurs, si elle n’apparaît pas dans les 544 pages du roman, il y a
forcément une raison…
L'esprit Bénuchot, 544 pages, 22 €, Lemieux Éditeur, en librairie le 22 avril
L'esprit Bénuchot, 544 pages, 22 €, Lemieux Éditeur, en librairie le 22 avril