mardi 31 mars 2020

Ce qui nous arrive, par Serge Quadruppani (Journal d’un confiné #14)

Serge Quadruppani, écrivain, traducteur, essayiste, militant protéiforme, zadiste invétéré, est confiné à Eymoutiers, dans le Limousin, où il organise le festival Les Écrits d’août. Il écrit fréquemment (mais pas que) sur le site lundi.matin.
Je partage ce texte publié sur son blog Les contrées magnifiques (en attendant que la colère balaie le vieux monde).


Pour résister au défilé anxiogène des images de brancards et de tenues de cosmonautes, aux graphiques infiniment ascendants et aux récits des souffrances du personnel soignant et d’exactions flicardes dans les quartiers populaires, au déchaînement des politiques de la peur, à l’accumulation de mauvaises nouvelles pour la liberté et pour la vie, il semble que la petite musique du confinement heureux à coup de bonnes recettes de cuisine, de bons conseils médiatiques sur la meilleure manière de garder les enfants, de séance de pilates ou de yoga, ne soit pas suffisante. Peut-être que le meilleur moyen de résister, c’est d’essayer de comprendre ce qui nous arrive. Peut-être conviendrait-il d’ores et déjà de profiter de ce temps en suspens pour se poser des questions sur le monde d’après. On a listé ci-dessous quelques-unes des gigantesques interrogations qu’il conviendrait de tourner et retourner entre nous.
   Avec cette pandémie et le confinement de 3 milliards de personnes sur la planète, nous vivons un moment de basculement historique. Il est impossible que le monde d'après le confinement ne soit pas marqué durablement par ce que nous sommes tous en train de vivre. Voici quelques-unes des pistes de réflexion qui mériteraient d’être suivies, d’autres bien sûr pourraient être proposées :

   – Dans quelles mesures les mauvaises habitudes prises risquent-elles de se perpétuer, avec le franchissement jamais vu jusque-là du seuil d’acceptabilité des populations à l’égard des contraintes liberticides ? L’expérience de la guerre au terrorisme nous a montré qu’à peu près chaque fois que des mesures d’exception furent prises, elles ont fini par passer dans la loi commune. L’exportation du « modèle chinois » s’accélère en Italie avec l’introduction d’une application qui permettra au gouvernement de retracer, par leurs téléphones, les déplacements des personnes contaminées par le corona, puis de les suivre en temps réel – et d’intervenir si elles sortaient de la zone où elles sont censées rester. L’Italie, encore une fois, est-elle l’avenir du monde ?

   – Le recul des droits du travail atteint-il sa phase terminale avec ce retour aux 60 heures acté par les nouvelles dispositions du gouvernement français, le recours massif au télétravail, soit la fin de la distinction entre travail et non travail, que bien des patrons seront tentés de pérenniser, et toutes les mesures business-friendly que le gouvernement prend et va prendre ?
   – Le jeu entre la Chine, qui a produit le virus mais en profite pour étendre son influence et les Etats-Unis, où l’incurie trumpienne risque de produire des effets cataclysmiques : qu’en penser ?

   – Quant on songe à la brusque transformation induite dans les sensibilités par le sida, quand on nous annonce d’ores et déjà que la bise et les embrassades appartiennent à un temps révolu et qui ne reviendra pas, on se dit que cette période de séparation des corps obligatoire, chacun étant désormais perçu comme un danger mortel, va sûrement marquer en profondeur les relations humaines à une échelle planétaire… De plus, en ce moment même, en Occident, des centaines de millions de gens sont forcés de penser à la mort d’une manière qui avait été refoulée vers les populations du Sud les plus précarisées ou en proie à la guerre… Comment les rapports entre êtres humains en seront-ils transformés ?

   – Quant on voit comment sont traités les migrants de l’intérieur en Inde, bloqués aux frontières de l’Etat, emprisonnés dans des stades transformés officiellement en prison à ciel ouvert, quand on voit le sort des habitants des foyers de travailleurs émigés et celui des EHPAD, les exactions policières redoublant en banlieue, les exilés confinés dans des camps immondes en Grèce… quel va être le sort des plus faibles et des plus précarisés dans les temps à venir ?
   – La catastrophe économique : sera-t-elle comme après 2008 une occasion de rebond pour l’économie financiarisée, avec des mesures aux dépens des plus pauvres pour sauver les « too big to fail » ? Ou va-t-on, ainsi que voudrait le faire croire Macron, vers un New Deal avec retour de l’Etat Providence – ce qui serait encore une manière de sauver le capitalisme ? Quand Trump en est à obliger Ford à produire des machines à respirer, on ne peut nier que la question se pose…
   – Mais il ne faut pas négliger les aspects positifs de la crise que nous vivons : développement des solidarités, notamment locales – et plus généralement vérification de l’importance de l’échelle locale, expérimentation de qui compte vraiment pour vivre et pour survivre, et accumulation des colères devant la révélation de l’incroyable incurie des gouvernants, leur faillite intellectuelle et morale L’idée qu’il va falloir qu’ils rendent des comptes les effraie d’avance : saurons-nous être à la hauteur de leurs craintes – et bien pires encore ?
Pour les ZAD, contre l’État de droit, contre le travail, Lundi.matin, janvier 2018
  À nous tous de creuser ces questions, pour que nous soyons – au moins sur le plan théorique – surarmés quand nous sortirons d’entre nos murs.
Car à ce moment-là…
NOUS SERONS DES MILLIONS

ET NOUS SERONS TRÈS, MAIS ALORS, TRÈS TRÈS EN COLÈRE

À demain, si vous le voulez bien  !

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