mardi 26 janvier 2016

De l’estime de soi. (Le scribe, la cinémathèque et Serge Toubiana)

Serge Toubiana
« On ne fait pas les choses pour les autres ; on les fait pour soi. Ce qu'on fait bien pour soi, on le fait bien pour les autres. C'est vrai pour un film, c'est vrai pour tout. On ne fait bien les choses que si on y prend du plaisir. On ne fait pas ça par devoir. Le devoir, ça n'existe pas. Ce qui compte, c'est le plaisir. L’estime qu'on a de soi-même et des projets qu'on fait parce qu'on a envie de les faire. »
Qui a dit cela ? Ne cherchez pas. À moins d’avoir assisté au conseil d'administration de la Cinémathèque du 25 novembre 2015, vous ne pouvez pas savoir. Cette citation est due à Serge Toubiana, directeur de cette noble et belle institution que le monde cinéphilique entier nous envie.
Je le sais parce que j’y étais. En tant que scribe. Et non pas, comme pourrait le laisser croire l’éthymologie [issu du latin classique scriba, « copiste », « greffier », « secrétaire », scribe a donné écrire, puis écrivain] en tant qu’écrivain venu raconter sa dernière adaptation au cinéma.
Eh oui, tout au long de cette abominable année 2015, que l’UNESCO eut l’idée peu prémonitoire de baptiser « année internationale de la lumière », pour faire bouillir la marmite, j’ai assuré les fonctions de scribe, qui consiste, à notre époque, à retranscrire des conseils d’administration, des comités d’établissement, des conseils généraux, des conseils municipaux, des séminaires, des colloques, des machins interministériels dont vous n’avez même pas idée qu’ils existassent, etc.
De tous les labeurs alimentaires que j’ai effectués durant ma vie d’écrivain-infoutu-de-vivre-de-sa-plume, ce fut, sinon le plus pénible physiquement, du moins le plus éprouvant psychologiquement. Transparent, invisible, les nerfs à vifs, guère considéré (à de notables exceptions près) par les intervenants des débats qu’il retranscrit, le scribe (appelé aussi « sténotypiste », « rédacteur », parfois même « aide technique ») tient du transhumain. Il n’est qu’une sorte de prothèse du micro-ordinateur sur lequel il s’échine à retranscrire un maximum des débats, afin d’en avoir le moins possible à faire pour finir le job chez lui, lessivé, éreinté, à la ramasse.
"Les bras m’en tombent", Urbs
Contrairement au travailleur salarié, son statut ultra-précaire d'auto-entrepreneur ne lui permet pas de bénéficier du garde-fou que constitue l’arrêt de maladie, encore moins ce machin de luxe appelé CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail)*, interdit aux non-salariés, aux travailleurs précaires et aux indépendants.  Le scribe est en quelque sorte un CHSCT endogène. Il doit assumer sa fatigue et son burn-out jusqu’au bout, travaillant jusqu’à épuisement de la masse musculeuse – parfois, la matière grise se glisse entre les aspérités musculaires, ce qui est fort désagréable, un peu comme un reste alimentaire qui se glisse entre vos dents et que vous n’arrivez pas à déloger – et vivre dans sa chair ce qui correspond peu ou prou à l’éthymologie du mot travail (du latin trepalium, « instrument de torture ») : une souffrance physique et morale. Formule que l’on pourrait évidemment appliquer à bien d’autres boulots, comme le rappelle ce récent article du Monde ; je n’ose imaginer ce que doit être la vie d’un découpeur des abattoirs, d’une gaveuse d’oie, d’un balayeur de fond ou d’un vigile « debout-payé », par exemple. Mais bon, je parle de ce que je connais…
Bref, le scribe des temps modernes est parfaitement adapté à l’air du temps : précaire, payé au lance-pierre, subissant parfois des conséquences fâcheuses. J’ai raconté dans La France descendante des sans-dents l‘invraisemblable humiliation que m’infligèrent en mai 2015 un dentiste dépourvu d’humanité et sa cheffe de centre sans foi ni loi, suite à une défaillance momentanée de CMU.
Mais ce travail fut aussi, paradoxalement, le plus « instructif », d’un point de vue de la « pédagogie politique ». Je raconterai un de ces jours (ou pas) comment certaines de ces réunions, à l’instar de l’excellent film de Pierre Schœller L’exercice de l’État, m’ont permis d’apprendre des choses essentielles, qu’on ne lira jamais dans le journal, sur la façon dont nos gouvernants, pour préparer les lois, en défaire d’autres, affaiblir certains corps administratifs (l’inspection du travail, par exemple), envoient au charbon leurs fantassins issus des grandes écoles… Ah, il faut les voir, sanglés dans leurs petits costards gris tristounets, le doigt sur la couture du pantalon, dégainant à tour de bras du « M. le président ! » (Vous n’avez pas idée de ce que ce pays compte de « présidents » !) Je crois que, finalement, le plus déprimant, c'est cela ; ce monde figé, codifié, irrésistiblement absurde, admirablement décrit par Francis Mizio dans son hilarant D’un point de vue administratif.
Il m’est aussi parfois arrivé – trop rarement – de rencontrer des gens qui vous témoignent une certaine reconnaissance – au sens minima de « reconnaître en vous un être humain, et pas une ombre rivée à sa machine ». Ce fut notamment le cas à l’EPRUS, (Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires), institution d’une criante utilité publique, on l’a vu lors des attentats du 13 novembre, où les apartés avec le très pointu et très humain médecin anesthésiste militaire Alain Puidepin et quelques autres grands chirurgiens, grands médecins, me manqueront.
Et ce 25 novembre, lors de mon avant-dernière « mission », au CA de la Cinémathèque, au cours duquel j'ai pu dédicacer mon roman Fondu au noir au grand Costa-Gavras, échanger quelques mots avec Laurent Heynemann (le réalisateur de La Question) et le documentariste Nicolas Philibert, croisé 40 ans plus tôt alors qu’il était l’assistant d’un film de René Allio dans lequel j’étais figurant (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…). [Tout comme celle où Michel Foucault figura, la scène où je figurais fut hélas coupée au montage.] Et entendre, de la bouche de Serge Toubiana [coscénariste du film, il n’y a pas de hasard], qui s'apprêtait à quitter la direction de cette belle institution, où il vient d’être remplacé par Frédéric Bonnaud, ces mots à la fois simples, rares et évidents [tempérés par une information qui m’est parvenue après l’écriture de ce papier**]« On ne fait pas les choses pour les autres ; on les fait pour soi. Ce qu'on fait bien pour soi, on le fait bien pour les autres. C'est vrai pour un film, c'est vrai pour tout. On ne fait bien les choses que si on y prend du plaisir. On ne fait pas ça par devoir. Le devoir, ça n'existe pas. Ce qui compte, c'est le plaisir. L’estime qu'on a de soi-même et des projets qu'on fait parce qu'on a envie de les faire. »
Costa-Gavras
Ces mots m’ont tellement fichu le bourdon qu’en rentrant chez moi, non sans avoir savouré le fait d’avoir rencontré pendant quelques heures des gens pour qui j’ai la plus grande estime, ma décision a été prise. Plus jamais écrire les mots des autres parce que tes mots à toi ne te permettent pas de casser la croûte… Plus jamais courber l’échine. Plus jamais larbin. Plus jamais passer des heures à essayer de capter des bribes de phrase entre un toux, un froissement de feuille de papier et une sonnerie de téléphone portable. Plus jamais serrer d’un Directeur général du Travail (putain de travail !) qui ne te répond même pas et te tourne le dos comme si tu n’existais pas… Plus jamais rien faire par devoir, par contrainte, pour gagner quelques malheureuses clopinettes qui te bousillent le dos et ne nourrissent que tes mauvaises humeurs.
Comme l’écrivait mon pote Caryl Férey, dont je m’honore d’avoir édité le premier roman et qui a connu depuis une certaine fortune éditoriale : PLUTÔT CREVER.


* Mon plus détestable souvenir étant l’un de ces CHSCT, dans une ville de la banlieue nord de Paris dont je tairai le nom par égard pour le fusilier-mitrailleur Pinot interprété par Georges Géret dans Week-end à Zuydcoote

Additif du 2 février.
** Quelques jours après la publication de ce papier, je découvre la Lettre ouverte à la cinémathèque française diffusée sur YouTube par Anna Bosc-Molinaro, ex-employée de la cinémathèque, qui dénonce les conditions de précarité des "petites gens" de le cinémathèque. Et abonde dans mon sens… L’info est reprise par Libération.

2 commentaires:

  1. Rien que ce titre "Directeur du Travail", ça fait froid dans le dos. T'engrange, mon pote, t'engrange. Une des meilleures manières d'avoir une riche écriture, c'est d'aller traîner ses guêtres dans toutes sortes de milieux. Je suis sûr que le prochain sera encore mieux.

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  2. Tout à fait typique du Clergé de la gauche de la gauche (qui n’est pas "de gauche") qui sous prétexte de culture contribue à faire disparaître que la gauche, c’est le travail. En cela ils achèvent la fonction historique du PS (et de l’école publique. Sus aux Haut et Moyen Clergé ! Un autre exemple particulièrement caricatural dans une toute petite structure : http://gentrification.europa-museum.org/spip.php?article233 , où l'on voit que des textes de gauche (ou des films) c'est l'idéal pour planquer des pratiques de droite y compris à ceux qui les subissent. C'est d'ailleurs la fonction de l'idéalisme contre le matérialisme...

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