Serge Toubiana |
« On ne fait pas les choses pour
les autres ; on les fait pour soi. Ce qu'on fait bien pour soi, on le fait bien
pour les autres. C'est vrai pour un film, c'est vrai pour tout. On ne fait bien
les choses que si on y prend du plaisir. On ne fait pas ça par devoir. Le
devoir, ça n'existe pas. Ce qui compte, c'est le plaisir. L’estime qu'on a de
soi-même et des projets qu'on fait parce qu'on a envie de les faire. »
Qui a dit cela ?
Ne cherchez pas. À moins d’avoir assisté au conseil d'administration de la Cinémathèque du 25 novembre 2015, vous ne pouvez pas savoir. Cette
citation est due à Serge Toubiana, directeur de cette noble et belle
institution que le monde cinéphilique entier nous envie.
Je le sais parce que j’y étais. En tant que scribe. Et non pas, comme pourrait le laisser croire l’éthymologie [issu du latin classique scriba, « copiste », « greffier », « secrétaire », scribe a donné écrire, puis écrivain] en tant qu’écrivain venu raconter sa dernière adaptation au cinéma.
Eh oui, tout au
long de cette abominable année 2015, que l’UNESCO eut l’idée peu prémonitoire de baptiser
« année
internationale de la lumière », pour faire bouillir la marmite,
j’ai assuré les fonctions de scribe,
qui consiste, à notre époque, à retranscrire des conseils d’administration, des
comités d’établissement, des conseils généraux, des conseils municipaux, des séminaires,
des colloques, des machins interministériels dont vous n’avez même pas idée qu’ils
existassent, etc.
De tous les labeurs
alimentaires que j’ai effectués durant ma vie d’écrivain-infoutu-de-vivre-de-sa-plume,
ce fut, sinon le plus pénible physiquement, du moins le plus éprouvant psychologiquement.
Transparent, invisible, les nerfs à vifs, guère considéré (à de notables
exceptions près) par les intervenants des débats qu’il retranscrit, le scribe (appelé
aussi « sténotypiste »,
« rédacteur »,
parfois même « aide technique »)
tient du transhumain. Il n’est qu’une sorte de prothèse du micro-ordinateur sur
lequel il s’échine à retranscrire un maximum des débats, afin d’en avoir le
moins possible à faire pour finir le job chez lui, lessivé, éreinté, à la
ramasse.
"Les bras m’en tombent", Urbs |
Bref, le scribe des
temps modernes est parfaitement adapté à l’air du temps : précaire, payé au
lance-pierre, subissant parfois des conséquences fâcheuses. J’ai raconté dans La France descendante des sans-dents l‘invraisemblable humiliation que m’infligèrent en mai 2015 un dentiste dépourvu d’humanité et sa
cheffe de centre sans foi ni loi, suite à une défaillance momentanée de CMU.
Mais ce travail
fut aussi, paradoxalement, le plus « instructif »,
d’un point de vue de la « pédagogie politique ». Je raconterai un de ces jours (ou pas) comment certaines de ces réunions,
à l’instar de l’excellent film de Pierre Schœller L’exercice de l’État, m’ont permis d’apprendre des choses
essentielles, qu’on ne lira jamais dans le journal, sur la façon dont nos
gouvernants, pour préparer les lois, en défaire d’autres, affaiblir certains
corps administratifs (l’inspection du travail, par exemple), envoient au
charbon leurs fantassins issus des grandes écoles… Ah, il faut les voir, sanglés
dans leurs petits costards gris tristounets, le doigt sur la couture du
pantalon, dégainant à tour de bras du « M.
le président ! » (Vous
n’avez pas idée de ce que ce pays compte de « présidents
» !) Je crois que, finalement, le plus déprimant, c'est cela ; ce monde figé, codifié, irrésistiblement absurde, admirablement décrit par Francis Mizio dans son hilarant D’un point de vue administratif.
Il m’est aussi
parfois arrivé – trop rarement – de rencontrer des gens qui vous témoignent une
certaine reconnaissance – au sens minima
de « reconnaître
en vous un être humain, et pas une ombre rivée à sa machine ».
Ce fut notamment le cas à l’EPRUS, (Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires), institution
d’une criante utilité publique, on l’a vu lors des attentats du 13 novembre, où les apartés avec le très pointu et très humain médecin anesthésiste
militaire Alain Puidepin et quelques autres grands chirurgiens, grands médecins, me manqueront.
Et ce 25 novembre, lors de mon
avant-dernière « mission
», au CA de la Cinémathèque, au cours duquel j'ai pu
dédicacer mon roman Fondu au noir au grand Costa-Gavras, échanger quelques mots avec Laurent
Heynemann (le réalisateur de La Question)
et le documentariste Nicolas Philibert, croisé 40 ans plus tôt alors qu’il
était l’assistant d’un film de René Allio dans lequel j’étais figurant (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère,
ma sœur et mon frère…). [Tout comme celle où Michel Foucault figura, la
scène où je figurais fut hélas coupée au montage.] Et entendre, de la bouche de
Serge Toubiana [coscénariste du film, il n’y a pas de hasard], qui s'apprêtait
à quitter la direction de cette belle institution, où il vient d’être remplacé par Frédéric Bonnaud, ces mots à la fois simples, rares
et évidents [tempérés par une information qui m’est parvenue après l’écriture de ce papier**] : « On ne fait pas les choses pour
les autres ; on les fait pour soi. Ce qu'on fait bien pour soi, on le fait bien
pour les autres. C'est vrai pour un film, c'est vrai pour tout. On ne fait bien
les choses que si on y prend du plaisir. On ne fait pas ça par devoir. Le
devoir, ça n'existe pas. Ce qui compte, c'est le plaisir. L’estime qu'on a de
soi-même et des projets qu'on fait parce qu'on a envie de les faire. »
Costa-Gavras |
Ces
mots m’ont tellement fichu le bourdon qu’en rentrant chez moi, non sans avoir savouré le fait d’avoir rencontré pendant quelques heures des gens pour qui j’ai la plus grande estime, ma
décision a été prise. Plus jamais écrire les mots des autres parce que tes mots à toi ne te permettent pas de casser la croûte… Plus jamais
courber l’échine. Plus jamais larbin. Plus jamais passer des heures à essayer
de capter des bribes de phrase entre un toux, un froissement de feuille de
papier et une sonnerie de téléphone portable. Plus jamais serrer d’un Directeur général du Travail (putain de travail !) qui ne te répond même pas et te tourne le dos comme si tu n’existais pas… Plus jamais rien faire par devoir, par contrainte, pour gagner quelques
malheureuses clopinettes qui te bousillent le dos et ne nourrissent que tes mauvaises humeurs.
Comme
l’écrivait mon pote Caryl Férey, dont je m’honore d’avoir édité le premier roman
et qui a connu depuis une certaine fortune éditoriale : PLUTÔT CREVER.
* Mon plus détestable souvenir étant l’un de ces CHSCT, dans une ville de la banlieue nord de Paris dont je tairai le nom par égard pour le fusilier-mitrailleur Pinot interprété par Georges Géret dans Week-end à Zuydcoote
Additif du 2 février.
** Quelques jours après la publication de ce papier, je découvre la Lettre ouverte à la cinémathèque française diffusée sur YouTube par Anna Bosc-Molinaro, ex-employée de la cinémathèque, qui dénonce les conditions de précarité des "petites gens" de le cinémathèque. Et abonde dans mon sens… L’info est reprise par Libération.
Rien que ce titre "Directeur du Travail", ça fait froid dans le dos. T'engrange, mon pote, t'engrange. Une des meilleures manières d'avoir une riche écriture, c'est d'aller traîner ses guêtres dans toutes sortes de milieux. Je suis sûr que le prochain sera encore mieux.
RépondreSupprimerTout à fait typique du Clergé de la gauche de la gauche (qui n’est pas "de gauche") qui sous prétexte de culture contribue à faire disparaître que la gauche, c’est le travail. En cela ils achèvent la fonction historique du PS (et de l’école publique. Sus aux Haut et Moyen Clergé ! Un autre exemple particulièrement caricatural dans une toute petite structure : http://gentrification.europa-museum.org/spip.php?article233 , où l'on voit que des textes de gauche (ou des films) c'est l'idéal pour planquer des pratiques de droite y compris à ceux qui les subissent. C'est d'ailleurs la fonction de l'idéalisme contre le matérialisme...
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