lundi 23 mars 2020

1918. La grippe espagnole s’abat sur le Limousin… et sur le reste du monde, par Christian Dufour. (Journal d’un confiné au temps du coronavirus #6)

En pleine pandémie du coronavirus, impossible de ne pas penser à la terrifiante épidémie de grippe espagnole, qui n’avait d’espagnole que le nom, comme nous le rappelle cet excellent papier de Ouest-France publié en 2018, et sévit il y a tout juste cent ans.
1918. Les canons de la Première guerre mondiale n’ont pas fini de cracher l’horreur et la désolation, exterminant des millions d’êtres humains dans les conditions atroces que l’on sait, qu’une épidémie foudroyante prend le relais. D’abord appelée “influenza”, la grippe espagnole tuera entre 50 et 100 millions de personnes à travers le monde, parmi lesquelles le poète Guillaume Appolinaire.
L’ami limousin Christian Dufour me fait parvenir un texte qui tombe fort à propos, que je m’empresse d’insérer à ce journal.

Les “fantaisies limousines” de Christian Dufour


Retraité de l’Éducation nationale, titulaire d’un diplôme de pataphysique obtenu sous l’autorité du physicien Fernand Wouters (dont on sait que Raymond Queneau le tint en grande estime), ami et mentor du spécialiste mondial de la brouette Francis MizioChristian Dufour vit tout près de Limoges, où il est soumis au plus strict confinement.
Depuis plus d’un an, il s’est imposé de publier sur Facebook un écrit (savoureux) sur le Limousin, en lien avec la date du jour : traditions, événements historiques ou faits divers, personnages célèbres ou écrivains – qui pour être parfois imaginaires ne le sont pas moins...

1918. Depuis la fin du mois de mai, mon grand-père est prisonnier en Allemagne.

De son village limousin, sa mère lui adresse des courriers réguliers.
Le 11 septembre, elle écrit : « Et toi, cher enfant, tousses-tu toujours ? Tu ne nous en parles jamais, mais, moi, j'y pense toujours. Ces jours-ci petit Jean est enrhumé. C'est une espèce de grippe. Chez Penaud l’ont tous eue. J'espère que cela sera peu de chose. » De toute évidence, elle ne souhaite pas le tourmenter – c’est d’ailleurs la seule fois où elle fera allusion à l’épidémie –, elle en sait plus qu’elle n’en dit. 
Dans son numéro du lundi 9 septembre, Le Populaire du Centre — le quotidien local qu’elle lit chaque jour — a diffusé un communiqué, qui se voulant rassurant n’en est que plus inquiétant, de la préfecture de Corrèze : « Une épidémie de grippe thoracique sévissant actuellement dans diverses casernes de la garnison de Tulle, M. le préfet vient de réunir le Conseil départemental d'hygiène qui, après s'être entouré de tous renseignements utiles, a estimé que cette affection, connue sous le nom d'influenza, d'ailleurs en décroissance, n'est pas de nature à alarmer la population civile, mais qu'il convenait, néanmoins, de signaler aux habitants de Tulle certaines mesures préventives auxquelles il serait bon de recourir. » Suivent quelques mesures prophylactiques de bon sens : veiller à la propreté des maisons et dépendances ; faire bouillir l’eau destinée à la consommation (quand même !) ; se munir, à toutes fins utiles, de quinine…
Quelques jours plus tard, le 15 septembre, sa marraine est beaucoup plus angoissante : « Nous avons été très heureux de te savoir en bonne santé. Nous autres sont assez en bonne santé, pour le moment [...] Tout le département de la Haute-Vienne est atteint de la grippe. Il y a beaucoup de personnes qui en meurent. Cette semaine, je suis allée à l'enterrement d'une jeune fille de chez Lagarde du Châtenet [...] Ta filleule est chez nous ces jours-ci : à cause de cette grippe, toutes les écoles sont licenciées. » Sur vingt décès annoncés dans Le Populaire du jour, treize concernent des personnes d’un âge inférieur à soixante ans (59, 58, 52, 51, 48, 40, 39, 32, 31, 27, 27, 1, 1). La pandémie de grippe de 1918, plus connue sous le nom de « grippe espagnole », va faire dans le monde cinquante millions de morts — peut-être même deux fois plus.
Le 30 septembre, les armées alliées avancent partout, la grippe espagnole aussi. La recherche n’est pas en reste ; on apprend qu’enfin un remède « contre la grippe et les épidémies » que chacun avait à portée de main a été mis au jour par les docteurs Giulio-Césare Matteini, Pietro Pucci et Eugenio Berniéri : « Nous, soussignés, certifions que le Rhum Négrita expérimenté par nous sur des cholériques à l’hôpital de Porta alle Colline nous a donné de merveilleux résultats, nous avons obtenu, grâce à son emploi dans nos services, de nombreuses guérisons de cette terrible maladie. Aussi, sommes-nous heureux de le recommander au public ; en l'employant modérément, il évitera toutes les maladies épidémiques. Enfin, le Rhum Négrita, pris nature ou étendu d'eau, est délicieux ; il est d’une pureté absolue. »
Le 13 octobre, la grippe continue ses ravages. Il faut dire que les Limougeauds sont bien inconséquents : que n’ont-ils adopté la semelle américaine ! « Il faut à tout prix la combattre et le plus sûr moyen est d’éviter l'humidité et le froid aux pieds. On obtient ce résultat en faisant poser à ses chaussures la Semelle Américaine, 16, rue des Taules, qui est le seul ressemelage qui ne laisse pas s'infiltrer l'eau entre le cuir et le caoutchouc », rappelle une autre réclame du Populaire du jour.
Le 19 octobre, indigné, le journal nous annonce que le talapoin en chef limougeaud vient d’avoir une idée lumineuse : « On annonce que l'évêque de Limoges [l’évêque Héctor Raphaël Quilliet (vous aurez noté la coquetterie du « é » d’« Héctor »), cet éminent nigaud, nous venait, comme l’ami Bidasse, du Pas-de-Calais, et de l’extrême droite — la royaliste Action française, en l’occurrence — a décidé d'organiser des prières dans les églises de la ville pour la cessation de la grippe qui, dit-il, dans son communiqué, “a l'allure d'une épidémie troublante et a déjà fait de trop nombreuses victimes”. C'est vraiment inouï ! Et l'on se demande si ceux qui font appel à ces réunions ont toute leur raison. Comment ! 
Vous constatez qu'une épidémie sévit, qu'elle a déjà fait de nombreuses victimes et vous appelez les gens, femmes, hommes, jeunes filles et enfants à se rassembler dans les locaux les plus malsains de la cité ? Il faut bien espérer qu'en haut lieu on prendra les mesures qui s'imposent. Si vous avez la foi, si vous êtes convaincus que vos prières peuvent avoir quelque influence sur l'épidémie, faites-les donc chez vous. Mais sous le prétexte d'appeler la clémence de votre Dieu sur nous, n'allez pas créer des foyers de contamination. On a licencié les écoles, et cela, cependant, ne vous empêche pas de réunir vos patronages. Il est temps qu'on mette un terme à ces dangereuses... simplicités. Les autorités compétentes ont le devoir d'agir avec plus de raison et, dans l'intérêt général, de préserver les individus contre leur propre sottise. Nous pensons qu'un peu de prophylaxie vaudra mieux que toutes les prières du monde. »


Un entrefilet du Populaire du 25 octobre suscite, quant à lui, notre étonnement. Dans son édition du 22 courant, on avait pu lire — après des propos apaisants : « grippe bénigne », « les cas mortels sont très rares à Limoges » — les prescriptions du Conseil départemental d'hygiène concernant l’épidémie. Entre autres recommandations : « Lavage fréquent des cheveux, de la figure, de la barbe, des mains. Gargarisez-vous avec un liquide antiseptique. Désinfectez vos narines avec de l'éther, de la vaseline eucalyptolée ou goménolée. » Diable !
Fort heureusement, l’édition du 25 publie un « erratum aux conseils donnés » : « Au lieu de : Désinfectez vos narines avec de l'éther, de la vaseline eucalyptolée ou goménolée, lire : avec de l’huile ou de la vaseline eucalyptolées ou goménolées. » Sachant que l’inhalation d’éther entraîne euphorie, hallucinations, désinhibition et augmentation de la libido, on n’ose imaginer l’ambiance qui régna dans les rues limougeaudes pendant quelques jours.
Nous reste à tirer les leçons du passé. Je ne saurais trop vous recommander de suivre mon exemple : fuyez les églises, ne vous abreuvez qu’au Négrita, et adoptez la semelle américaine. Inutile de vous poster ce soir aux fenêtres pour m’applaudir, je ne fais que mon devoir.
À demain, si vous le voulez bien  !

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