jeudi 14 mai 2020

On ne vous a pas appris la politesse à l’école de police ? (Journal déconfiné #59)

Trois nuances de keufs

6 mai 2020, 8h15, métro Plaisance (Paris 14e). Après m’avoir contrôlé, un policier me rend l’attestation de mon employeur me tenant lieu de sauf-conduit. « Merci monsieur. Bonne journée. Prenez soin de vous. »

Même jour, 17h, boulevard Richard-Lenoir (Paris 11e). J’assiste au spectacle révoltant d’un groupe de quatre flics délivrant une prune de 135 € à une dame ayant commis l’erreur de remplir son attestation de sortie au crayon à papier. Tout en restant statique, ce qui aggrave son cas. Je réconforte la dame, tente de la convaincre de ne pas payer le PV. Tenter de raisonner les policiers ? Risqué : mes antécédents avec la gent des arrogants agents ne plaident pas pour cet entregent. Je prends quelques photos du quatuor de poulets, en civil, brassard, mais sans masque. L’un d’eux me jette un regard noir – le regard du flic est toujours noir, sinon il faut qu’il change de métier –, sans intervenir. Je raconte la chose ici.

Quatre flics contents d’avoir mis un PV de 135€ à une vieille dame qui remplit son attestation au crayon à papier

Classement ®ConfinFrance des préfets préférés de Castaner. Didier Lallement écrase la concurrence !


Mardi 12 mai, 9h15, station Saint-Denis Porte-de-Paris, ligne 13. Retour au bercail après une nuit de boulot tranquille – mes anciens, assommés par 55 ®confijours et 55 ®confinuits, ne tombent pas de leur lit. J’en ai profité pour écrire l’acte 58 de mon journal, consacré au classement ®ConfinFrance des préférés de Castaner.
  Il fait beau. Le tramway crache sa cargaison de travailleurs masqués. Au loin, surplombant le viaduc de l’autoroute A1, le stade de France, vaste cargo à l’abandon. Je repère une groupe de six à huit policiers, nonchalants. (Vous avez remarqué qu’avant de passer à l’action, le policier est presque toujours figé dans une nonchalance infuse – qui peut se transformer, en un rien de temps, en morgue, laquelle, parfois, peut conduire à la morgue, mais c’est une autre histoire ? Des cours de nonchalance infuse sont-ils prodigués à l’école de police ? Penser à demander à l’ami Maurice Rasjfus, incollable sur le sujet.) Ils se contentent de regarder. Ils sont là pour la galerie, pour être vus, à l’endroit même où, ordinairement, en temps aconfiné, donc, dix ou douze buralistes ambulants scandent Marlboro-Marlboro. Une petite photo est tentante. J’hésite car la fliquette (à gauche sur la photo) a remarqué mon manège. Clic-clac, je me jette à l’eau.

  Aussitôt, un flic se rue sur moi. Petit, jeune, masqué. Le type me toise, chaud bouillant. Dire bonjour lui arracherait la gueule ?
  – Vous êtes journaliste ?
  – Non, pourquoi ?
  – Vous nous avez pris un photo !
  – Il faut être journaliste pour prendre des photos ?
  Il ne se donne même pas la peine de me sortir le couplet habituel sur la prétendue interdiction de photographier les forces de l’ordre. Il se contente de marmonner dans sa barbe (masquée) :
  – Ch’ulé !
  Pas besoin de méthode Assimil Français-Caillera pour traduire : enculé. Réponds-je ? Me tais-je ? J’opte pour la première solution, répondant à l’insulte par le tutoiement.
  – On t’a pas appris la politesse à l’école ?
  Stupéfait par ma réponse, il rejoint sa horde. Petit chien qui aboie de loin. (Il ne se contentera pas d’aboyer lors des futures manifs, s’il fait partie des enragés en civil des BAC…) Même pas un petit contrôle d’identité, alors qu’il y a matière à outrage. Même pas une remontrance. Juste cette insulte : enculé. Je repense au policier qui m’a recommandé, six jours plus tôt, de prendre soin de moi, à qui j’ai courtoisement répondu : « Vous de même ». Au misérable enfoiré qui colla une prune à la vieille dame parce qu’elle était statique et écrivait au crayon à papier. Trois situations différentes. Trois nuances de keuf.

Arrivé chez moi, je me replonge dans Portrait physique et mental du policier ordinaire, de Maurice Rajsfus, que j’avais édité en 2008. Au chapitre « La morphologie du policier »,  rubrique « La langue », je lis :

  Les exemples ne manquent pas de ces agressions trop nombreuses pour qu’elles puissent être niées. À ce stade, la langue n’est plus seulement l’organe du goût, mais du mauvais goût. Bien souvent, la langue du policier fourche, d’où ces expressions pleines de détestation : “salope” ou “morue”, “pétasse” ou “connasse” pour invectiver les femmes ; ainsi que “sale Arabe” ou “raton”, voire “bouboule” ou “putain de bicot”, sans négliger “négro pourri” ou “chinetok”. On entend également proférer des gentillesses comme : “sale bâtard” ou “fils de pute” pour les jeunes issus d’une immigration colorée. Plus généralement, lorsque la cible est constituée par un vrai Blanc [ce que je suis], le policier en colère est capable d’éructer : “Vous faites chier !”, “Dégage !”, ou encore “Casse-toi !”, voire “Tire-toi !” De même lorsqu’un témoin, jugé comme un élément incongru, tente de s’interposer et demande aux policiers de se calmer, il peut s’entendre dire : “Toi, ta gueule !”
  Ce rude langage fait partie de la culture policière et témoigne de la volonté affirmée d’humilier, tout comme ce tutoiement, en principe interdit mais constamment utilisé. Par l’injure et le mépris, le langage policier établit une frontière entre les citoyens et l’ordre public vulgaire qui n’a jamais su trouver le ton – et les mots – pour communiquer avec le commun des mortels.


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