vendredi 1 mai 2020

On ne veut plus de leur monde, par Val du Faure (Journal d’un confiné #46)

De tous les textes publiés depuis le début du ®Confinement, c’est sans doute l’un des plus efficaces et les plus percutants. Tout est dit, et bien dit. Il est signé Val du Faure, confiné du côté de Marseille.


Il n'aura échappé à personne que le confinement de masse n'a été accepté par la population en France que parce qu'elle savait le pays insuffisamment préparé à l'épidémie de coronavirus, qu'il s'agisse du secteur hospitalier, de la pénurie de matériel de protection, et des tests de diagnostic, tous victimes des cost-killers de la start-up nation et de décennies de capitalisme néolibéral. Gouverner c'est prévoir, mais un pays dirigé par de tels managers ne peut l'être stratégiquement. 
Nous sommes infantilisés et fliqués par un gouvernement complètement dépassé qui entend dissimuler ses manquements en faisant porter sur les personnes la responsabilité de l'épidémie. Une manœuvre qui aura consisté par exemple à culpabiliser des individus pour des sorties en rase campagne, quelques jours seulement après qu'il fut demandé aux citoyens de se déplacer dans les villes et les villages pour voter aux élections municipales. Un confinement interdisant l'accès aux espaces naturels, aux parcs, qui ressemble à une sévère punition collective infligée à toute la classe. 
Philippe Krokus
"La destination de l’espace public est l’échange et la circulation des marchandises" nous prévenait au début du siècle une affiche du Parti Imaginaire. La gestion disciplinaire et militarisée de l'épidémie de coronavirus en France aura en partie réalisé ce vieux rêve de la marchandise, en évidant l'espace public de toute circulation non-marchande.
Chaque corps s'est vu criblé de normes et assigné à une place, avec la très stricte obligation de s'y tenir. Il y a les premiers de corvée qui n'ont d'autre choix que d'aller travailler pour maintenir les besoins élémentaires de tous. Il y a les vieux dans les Ehpad enfermés dans leur chambre et privés de visites. A l'hôpital, il y a les malades que l'hôpital a été en capacité d'accueillir. Dans les prisons, il y a les détenus privés de parloir et de soins. Dans les rues, il y a les SDF sommés de rejoindre un domicile (ou la morgue selon qu'on vit à Béziers). Et il y a tous les autres, enfermés chez eux, assignés à domicile. Chacun à supporter les conditions d'existence qui lui sont faites par le petit robot et son gouvernement de responsables de rien du tout, tandis que passe le printemps par la fenêtre. Il y a le temps pour sortir acheter le pain. Il y a le temps des pas comptés pour s'aérer, faire un jogging. Et il y a 20h à la fenêtre.
Chaque soir à 20h c'est le temps d'exprimer bruyamment qu'on communie à la fiction autoritaire, imposée, orchestrée, scénarisée, de la Nation unie dans l'effort de guerre. Dans cette fiction, il n'y aurait jamais eu de la part de l'Etat une méticuleuse entreprise de démolition de l'hôpital public et du soin lors des décennies écoulées. 
Pourtant des gens sont morts, qu'on n'a pu diagnostiquer, se fiant seulement aux symptômes comme au temps du choléra, pendant qu'imperceptiblement le virus leur mangeait les poumons, des gens sont morts parce qu'après avoir été testés positif, il leur fut demandé de rester chez eux, ne devant contacter l'hôpital que lorsque ça irait vraiment très mal, c'est à dire confrontés dans leur corps à la violence de la réponse immunitaire. 
Pourtant dans les Ehpad on crève en solitaire, contaminé par des soignants eux-mêmes victimes de la pénurie de ce matériel de protection qui ne leur fut délivré qu'à partir de la fin mars. 
Philippe Krokus dans “Zelium”
Dans cette fiction, 1.200 médecins hospitaliers n'auraient pas démissionné en janvier 2020 de leur fonction d'encadrement, afin d'alerter sur la destruction organisée de l'hôpital public et les conditions de travail des soignants, qui menacent la sécurité des patients.
Dans cette fiction, plus d'une centaine de revues scientifiques, menacées de péril par les réformes précarisantes en cours, ne se seraient pas mises en grève depuis début janvier 2020.
Dans cette fiction, il n'y aurait pas de classes sociales. Il n'y aurait pas la guerre sociale des actionnaires du CAC 40 — pour qui sont faits les cadeaux de Macron — contre le reste de la population. Ni Auchan ni Carrefour n'auraient bénéficié de l'aide publique du CICE tout en supprimant des emplois, et ne bénéficieraient pas non plus pendant le confinement du droit d'ouvrir leurs grandes surfaces quand partout sont interdits les petits marchés de producteurs. 
Dans cette fiction, l'appauvrissement programmé des retraités ne bénéficierait pas aux grandes entreprises dont les cadres sont payés plus de 120.000 euros par an ; et la part des revenus du travail dans le PIB ne serait pas battue en brèche par 35 années de politiques menées au bénéfice des revenus financiers.
Dans cette fiction, la directrice d'école maternelle Christine Renon serait encore en vie. 
On oublie tout, on applaudit. Chacun est à sa place. Le toucher est maintenant menaçant telle une arme biologique. Le monde ne se touche plus, il est saisi en regardant l'écran. La vue, ce sens dont Debord disait dans la thèse 18 de La Société du Spectacle qu'elle est "le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle".
Des citoyens zélés se sont acharnés à trier et dénoncer les corps encore visibles dans l'espace public, des corps visiblement pas assez affectés par la peur. On a cru percevoir dans cette irritation un coup d'oeil hygiéniste, un fantasme de Kärcher. Corps présumés contaminants, irresponsables, menace bioterroriste. Ces flics de balcon par leur obscure obsession d'un visible sans corps humain auront contribué à aller se faire reconnaître facialement dans une Safe City cadenassée du futur. 
Dehors les flics se déchaînent. Comme ils n'ont plus les Gilets jaunes à éborgner ni de manifestants contre la réforme des retraites à gazer, bastonner et mutiler, ils ont exercé leurs talents sur les corps des racisés et des clochards. Ils n'aiment rien tant que la peur qu'ils inspirent, et la toute-puissance mesquine de décider à la place des gens ce qui leur est utile et nécessaire. Chacun a pu le vérifier. L'arbitraire est partout quand le tweet d'un ministre a force de loi comme jadis la parole du Führer, et que la justice est complice. 
L’homme de Macron énucléant le peuple (début XXIe)  Krokus
On nous ordonne dans le mégaphone "Restez chez vous!". Toute possibilité de réunion est suspendue, c'est à dire une interdiction de toute activité politique. Le domicile est l'exact opposé du politique. Sade avait remplacé la cité par le boudoir. La réponse de la Macronie à l'épidémie aura été son maintien de l'ordre post-colonial. Gilets jaunes, virus, c'est le même traitement. 
Les médias amis des gouvernants nous terrorisent avec leur décompte macabre et leurs récits paralysants. Ils auront fabriqué l'événement. Si chacun avait pu se faire une opinion de l'épidémie selon les témoignages directs de sa famille et de ses proches, la perception de la réalité eut été radicalement différente. Mais on nous veut apeurés et soumis. On nous entrave, on nous surveille, on nous sanctionne, on nous introjecte des normes édictées de la veille et affectant gravement nos existences. 
On meurt du covid parce qu'on souffre par ailleurs de maladies chroniques, imputables au mode de production industriel, dont les nuisances notoires affectant nos corps sont la malbouffe, la pollution, le stress et la sédentarité. Mais alors que l'épidémie a montré le caractère non durable de la société existante, on annonce une aide financière colossale aux moyens de transport polluants. Les propriétaires de la société ne sont pas disposés à changer nos interactions avec notre écosystème.
On ne va pas attendre la suite du feuilleton, ni les dernières instructions du Medef et des enmarcheurs afin de combler la baisse des dividendes des actionnaires, et de mettre en place leur camp de concentration numérique. On a eu tout le temps de les voir venir. On sait qu'ils sont prêts à passer au bulldozer sur les libertés publiques, le droit du travail et la protection de l'environnement. On ne va pas oublier qui nous a mis dans cette situation. On ne veut plus de leur monde. On a fait l'expérience collective des solidarités sans l'Etat, du temps retrouvé et des villes sans bagnoles. C'est le moment de se faire confiance. De faire usage de nos facultés de discernement. De prendre à-bras-le-monde nos responsabilités.


Si vous avez loupé les épisodes précédents :

L’Ange exterminateur. 58 ans avant le Covid-19, le film de confinement de Luis Buñuel (#45) / Je venais de nourrir les renards du Père Lachaise quand les flics me sont tombés dessus, par Jules Bénuchot (#44) / Les linceuls n’ont pas de poches, par Philippe Leleux, libraire (#43) / Faute de protections, des soignants souffrent, contaminent et succombent, par Mediapart (#42) Le corbeau au cerveau confiné et la couturière empêchée de fabriquer les masques (#41) / Mon cœur, mon cœur, calme-toi, ça va aller, on s’en sortira, par Anne Tardieu (#40) Plus terrible que le coronavirus : le macronavirus (Covid-22 à double souche outrage et rébellion (#39) / Grands prédateurs. Charles Ruggieri et Sophie Boissard, fondateur et PDG des Ehpad Korian (#38) / “T’as voulu voir le salon”, le tube de l’été confiné (#37) / Macron, tes « jours heureux », tu peux te les mettre quelque part ! (#36) / Voyage (anxiogène) dans le métro avec Le Parisien sous le bras et un autre à portée de postillon (#35) / La prophétie du canard madré (# 34) / Le 11 mai, ça ne passe pas, M. Blanquer, par Laurine Roux, enseignante (#33) / Si les hôpitaux ont tant souffert, ce n’est pas la faute d’un pangolin, mais celle du gouvernement, par Iven, infirmier aux urgences (#32) Exclusif. Le classement « ConfinFrance » des préfets préférés de Castaner (#31)

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