dimanche 10 novembre 2013

"Vive la F.A.R.C.E.!", "Le crépuscule des gueux" : deux livres pour fermer Après la Lune

208 pages, 11 €
168 pages, 9,50 €
Sept ans et demie après leur lancement en 2006, les éditions Après la Lune cessent leurs activités. Le catalogue (69 titres) reste disponible, à l’exception des livres de Mme Fradier, qu’une décision de justice absurde m’a contraint à retirer de la vente. Grâce à la générosité d’un bienfaiteur anonyme, la maison tire sa révérence en beauté en publiant deux titres. Vive la F.A.R.C.E.!  de Zilber Karevski [site] bourlingue entre polar social et humour noir. Quatre ouvriers passent à l’action en arrosant de purin les patrons voyous qui ont fermé leur usine, après avoir empoché des aides de l’État. C’est drôle, caustique, et ça se déguste avec un Picon-bière! À signaler le CD Puisque la terre est ronde, où ZK s’accompagne à la guitare.
Le 2e titre est la réédition du très attachant Crépuscule des gueux de Hervé Sard, qui bénéficia de belles critiques lors de sa sortie en 2011 chez Krakoen et pose en filigrane la question : "Combien de temps les gueux auront-ils encore une place dans ce monde sans pitié pour les parias?"

"Les aimants" de Hafed Benotman à l'Auditorium Saint-Germain

L’ami Hafed Benotman a écrit des nouvelles, des scénarios (Sur la planche, de Leïla Kilani), des romans (dont Marche de nuit sans lune, en cours d’adaptation par Abdellatif Kechiche), et plus de 25 pièces de théâtre. En 2012, il avait mis en scène La politesse des foules, une farce d’une drôlerie irrésistible sur la bouffonnerie sanguinaire des dictateurs, inspirée par une histoire vraie de la guerre d’Espagne, avec des comédiens professionnels et des amateurs impressionnants de justesse. Il revient à la mise en scène avec une nouvelle pièce, Les aimants, et cette fois, il monte sur les planches!
Des cavernes de la préhistoire au four crématoire, en passant par les bûchers et les autodafés, le feu nous accompagne. Le combustible de la révolution, de la contestation s’alimente de chair humaine. On s’immole depuis la nuit des temps et, aujourd’hui encore, la flamme passe de pays en pays. Lui? Phœnix. Elle? Salamandre. Il se consume de rage et d'impuissance. Elle brûle de liberté et de rêve. Elle vit loin de lui. Il survit loin d'elle. Ils ne se connaissent pas mais se savent au plus profond de leur être. Ils partent à la recherche, la quête l'un de l'autre. Pour cela, il leur faudra traverser les flammes des enfers sociaux qui les séparent.

Avec Dahbia Zahnoun, Abdel-Hafed Benotman, Laurentino Da Silva, Inès Anane, Emilia Derou-Bernal, Adèle Bossard-Giannesini, Mathilde Burucoa.

Les aimants. 5 et 6 décembre à 19h30 à l’Auditorium Saint-Germain, 4 rue Félibien 75006 Paris (M° Odéon).


Mise à jour du 21 janvier 2015 : Hafed est décédé hier. Lire ICI.

mardi 5 novembre 2013

"Donnez-moi un mouchoir, je vais me reposer"

à ma mère

Si j’étais un écrivain à succès en mal d’inspiration, j’écrirais sur le membre fantôme de ma mère, je raconterais comment, quarante ans après m’avoir expulsé de son ventre, elle vit sa jambe droite arrachée au reste de son corps par un chirurgien qui n’avait rien contre elle personnellement et n’en voulait pas à son intégrité physique, à l’aide de quelques instruments tranchants, dont certains m’auraient en d’autres circonstances ramené aux douces heures de mon enfance, quand le seillot sciant le rondin posé sur la bique du grand-père Berson projetait dans l’air froid des escarbilles de bois qui voltigeaient comme des lames de volcan. Je raconterais comment cet homme de l’art trancha dans le vif de la chair de ma mère, juste au-dessous du genou, afin d’éviter que la gangrène ne lui dévorât le reste du corps, sans savoir – il n’était pas payé pour ça – qu’une autre gangrène allait s’attaquer à son âme, moins impressionnante, moins visible mais tout aussi pernicieuse.

Jacqueline et Édouard, 1946
Si j’étais un écrivain à succès, je raconterais comment ma mère, qui venait de perdre sa jambe quelques mois seulement après avoir perdu l’homme qui avait partagé sa vie, sombra de longs mois durant dans un profond mutisme dépressif, dans une maison de repos où les frondaisons des arbres ressemblaient à des squelettes alors que c’était l’été et qu’ils ployaient sous les feuilles rassasiées de sève, et que nous fûmes, ses cinq enfants, impuissants à la consoler, à peine remis que nous étions de la mort de notre père terrrassé par un “transport au cerveau” dix-huit mois auparavant, et de celle du petit Pascal emporté dans sa quinzième année par une longue maladie.

Je raconterais, peut-être en me trompant, comment ce combat perdu – perdu d’avance ? – s’il ne lui fit pas perdre la foi, laissa en tout cas s’éteindre certaines de ses flammes, celles des prières psalmodiées, des génuflexions devant l’autel, des ablutions bénitières, des volutes d’encens, des incantations fracassées contre les murs de l’église exposant en douze tableaux le chemin de croix du Christ, refoulant les questions qui me brûlaient les lèvres. Maman, pourquoi les Romains sont aussi méchants avec le petit Jésus ? Et qui c’est le monsieur qui a peint ça ? Est-ce qu’il était de Madré ? Est-ce que la grand-mère l’a connu ? Le petit Jésus ? Tu veux une toque ? Mais non, le monsieur qui a fait les peintures, là, avec le Christ qui saigne, je sais pas comment il fait pour tenir le coup, moi il y a longtemps que je serais tombé dans les pommes avec tous les coups de trique qu’il se prend des méchants Romains, j’aimerais bien savoir qui c’était… À toutes ces questions silencieuses ma mère répondait ; même si elle ne s’en rendait pas compte et même si je ne l’entendais pas, je sais qu’elle me répondait. Pourquoi tu poses toutes ces questions, je ne sais pas, moi, tu n’auras qu’à demander à madame de Fontenay, si tu écoutais un peu plus au catéchisme

Je raconterais comment ce combat contre un ennemi implacable et destructeur lui fit oublier tous les allelujah, les ave maria, les in nomino pati, les ora pronobis, les dominus vobiscum, les chapelets égrennés dans les recoins du confessionnal, les médailles de Sainte-Thérèse-de-Lisieux baisées à la sauvette, les signes de croix devant les calvaires, les fronts humectés de buée bénite, les communions, les confessions, les absolutions, les contritions, les génuflexions, les onctions, les componctions, les extrêmes-onctions, les putréfactions, les mortifications, les parades de mort. Toutes ces obsessions funèbres qui faisaient descendre l’Enfer sur la Terre, dont ma mère, enfant, m’obligeait à me rendre complice pour mon bien, parce que c’est comme ça, pourquoi tu veux rien faire comme tout le monde, à la fin, parce qu’elle avait appris ça de ses parents, qui l’avaient eux-mêmes appris de leurs parents, qui l’avaient eux-mêmes appris de leurs parents, et qu’il n’était pas question de discuter cette chose indiscutable, indubitable, intraitable – alors qu’il aurait été tellement simple de me laisser m’accroupir dans les nids de poussière où les poules se pavanaient le derrière – ; toutes ces simagrées grotesques que je repoussais en baissant le front, un jour je me vengerai, un jour je tuerai le petit Jésus et toute cette famille de malades obsédés de la quéquette, et je brûlerai son cadavre pour être bien sûr qu’il ne ressuscitera pas d’entre les morts… et ma mère, me tirant par le bras, ne doutant pas un seul instant de mes funestes desseins : t’es pas beau quand tu prends ton regard de bœuf, mouche-toi, t’es plein de morve, dépêche-toi, on est en retard, et moi, récitant le merderem, ce cantique gallinais qui emplissait l’aire de son aura magnifique – et que j’étais le seul, bien entendu, à entendre –, maudissant l’incroyable concours de circonstances qui avait fait d’un fils de charpentier stupide et impuissant le fils de Dieu.

Je raconterais, sans être certain de ne pas d’être dans l’erreur, comment cette souffrance lui fera retrouver une autre forme de foi, loin de l’apparat des béatitudes dogmatiques et des masochismes mortifères, la crucifixion, la dévoration du corps tuméfié du Christ, ce grand raout cannibale que les catholiques nomment eucharistie pour ne pas être soupçonnés de déviance et ne pas faire (trop) peur aux petits enfants. Une foi plus humaine, oui, où Dieu se fait voler la vedette par les enfants, les petits-enfants, les amis, les voisins, tous réunis pour le grand banquet de la saucisse, de la patate, du cidre et du riz au lait, emportés dans le tourbillon de l’amitié, du rire, de la joie, tous vivants, bien vivants, même les morts qui sont toujours là, guidant chacun de nos gestes à notre insu, la foi en la famille, l’énergie des corps, coudes levés pour trinquer à la vie qui s’arrêtera bien un jour mais c’est pas grave puisqu’on est tous réunis, vivants, bien vivants, ma petite maman à la jambe coupée, souriante comme une jeune fille et toujours aussi belle avec tes cheveux blancs…
Je raconterais comment cette saloperie de jambe arrachée, après avoir fait vaciller sa raison, empêchera ma mère de mettre les pieds à l’église. Pas parce que le moindre déplacement lui faisait souffrir le martyre, pas à cause de cette prothèse mal fichue qu’elle sera obligée de changer six ou sept fois dans les années qui suivront, jusqu’à la dernière, qui l’accompagnera dans sa tombe un matin d’octobre. Car ma mère avait, une nuit – ne me demandez pas comment je le sais – fait un des rêves les plus traumatisants qu’il lui eût été donné de faire…
Le Christ, la fixant du haut de Sa croix, lui était apparu et lui avait lancé, goguenard : “Vous n’êtes pas à Lourdes, ici, madame Reboux ! Vous êtes à Madré ! Et à Madré, on ne fait pas les choses à moitié ! On n’entre pas dans l’église à cloche-pied, en déambulateur ou en fauteuil roulant ! On entre de plain-pied dans Mon église, madre de Dios !”
Ma mère s’était demandé s’il ne s’agissait pas d’un imposteur car elle avait si souvent conversé avec lui tout au long des dimanches de la vie et jamais Il ne lui avait parlé aussi crûment…
D’habitude, Il se faisait tout doux. Il prenait Sa petite voix mielleuse d’angelot soufreteux et s’exprimait avec des mots châtiés. Des mots castrés, même. Ma mère s’était réveillée en sueur et tintin pour retrouver le sommeil ! Toute la nuit elle avait compté les coups, comme si une horloge déréglée s’était nichée dans sa tête pour sonner les heures jusqu’à la fin de l’éternité. Ah, les insupportables tortures des nuits d’insomnie, quand la douleur vous dévore le ventre, remonte jusqu’au cerveau en vous arrachant au passage les poumons, vous rabotant l’âme jusqu’au dernier copeau, tremblant de la tête aux pieds, ses deux pieds, oui, car tous les amputés du monde vous le diront, dix ans, trente ans, quarante ans après l’insupportable séparation du membre et du corps, après les ligatures, les pansements, les traitements antiseptiques, les démangeaisons, les urtications, les hallucinations, tant que vous êtes vivant le membre fantôme continue de se rappeler à votre souvenir et ne cesse de régurgiter votre souffrance.
Oui maman, toi qui ne cessais de te faire humble en marmonnant “je ne comprends rien, je ne suis pas assez intelligente”, tu auras appris ce qu’aucun d’entre nous ne savait : le membre fantôme ne meurt JAMAIS… Le membre fantôme est là jusqu’à la fin de ton éternité. Et le matin, tétanisée, tremblant de froid de tout son corps – oh, bien sûr, je ne suis pas certain de ce que je rapporte car ma mère, qui me parlait peu, et jamais de ces choses secrètes enfouies profond, parce que les terreux-terriens ne sont pas très doués pour ôter la terre qui empêche leur bouche de libérer les mots, ma mère ne me l’avait jamais confié, mais je sais que cela s’est passé comme ça, je l’ai lu sur son visage lorsque je l’ai embrassée pour la dernière fois alors que la vie l’avait quittée depuis de longues heures déjà –, la voilà qui, prise de vertiges, pris, la mort dans l’âme, la ferme résolution de ne plus assister à l’office dominical. “Puisque vous n’avez pas voulu empêcher cela, mon Dieu, je peux très bien prier chez moi, je n’ai pas besoin de Votre église pour cela, ma maison suffira. Pas besoin d’autel, j’ai mon buffet, j’ai disposé mes petites icônes. La photo d’Edouard, si grand, si beau, si tôt parti, les photos de mes enfants, tout petits, avec leurs petites bouilles rondes comme des pommes, celle que je préfère c’est celle du Michel sur son petit coussin, puis en habit de communiant. J’ai la photo de mes petits-enfants, de la grand-mère, du grand-père, tous les matins quand je réchauffe mon café ils se mettent à table avec moi, et si je m’égare un peu dans mes pensées, il y en a toujours un pour me dire “café bouillu café foutu” !
Si j’étais un écrivain à succès en mal d’inspiration, je raconterais comment ma mère, au long de toutes ces années, perdit le combat contre les ulcères, les varices, la phlébite, l’artérite, les plaies, le prurit, la dessication, la douleur, toutes ces choses dont la simple évocation provoque chez le commun des mortels frayeurs, souffrance, affliction. “Elle a été bien courageuse, elle a tellement souffert… C’est à se demander où est passé le bon Dieu… S’il y en a un ! Oh, tout de même, vous n’allez pas… Ben, des fois, on s’demande… Tout de même… On est peu de choses… Je suis bien d’accord… ”

Si j’avais été un écrivain à succès, ma mère aurait conservé sa jambe jusqu’à son dernier souffle, elle aurait continué à aller à la messe tous les dimanches et à parler avec ses amies après l’office sur le parvis de l’église, bien campée sur ses deux jambes, la Madeleine, la Suzon, la Ginette, la Jeanne, pardon si je vous invente un prénom car je vous ai un peu oubliées, je me souviens juste de vos frêles silhouettes, de vos visages soucieux, de vos voix acidulées, de vos manteaux du dimanche à cols fourrés, de la façon dont vous incliniez la tête, du nombre de sucres que vous preniez au café de monsieur Lambert, mais j’ai oublié vos prénoms…
Elle aurait continué à aller au bourg dans sa petite auto après la mort de mon père et je n’aurais pas pu écrire sur son membre fantôme, je me serais contenté d’écrire sur les fantômes, les vrais, qui jalonnèrent son existence, celui de sa petite sœur morte d’une congestion, qui s’appelait Gisèle, comme ma sœur aînée qui apprit beaucoup plus tard qu’elle portait, tel Van Gogh, le prénom d’une morte, mais n’alla pas se couper l’oreille pour autant, je les aurais regardés bondissant dans les greniers, les champs de blé, se faufilant entre les bottes de foin, les balles de paille, les Anapurna de patates germées, les copeaux de bois, les tonneaux de cidre et de goutte, le tas de fumier fumant du gars Fernand qui ornait joliment la cour juste en face de la maison, avec la fourche piquetée dans la beurouette comme une croix sur son clocher, les vaches du gars Fernand qui lâchaient la bouse sous notre nez, les questions indiscrètes du gars Fernand qui l’énervait depuis cinquante ans mais tout de même c’était un bon voisin même s’il n’allait jamais à la messe et jetait un œil sous sa robe quand elle montait à l’échelle pour tasser le foin dans le grenier de la grange, et elle était bien contente de trouver la Marthe pour aller laver le linge avec elle au douet quand il faisait grand froid.

Grand prix de la Mayenne 2000
Si j’avais été un écrivain à succès, je n’aurais pas été le fils de cette paysanne aux cheveux noirs, aux traits fins, au regard farouche et déterminé, parfois nimbé d’un nuage de tristesse, née de l’union de la pétaradante et pas toujours commode Pauline Papouin et du taciturne Eugène Berson rescapé de la guerre 14-18, dans une ferme de la Mayenne septentrionale, car les ascendants des écrivains à succès ont une constitution beaucoup trop fragile pour supporter l’air vicié des étables, des écuries, des clapiers, des soues à cochons, des poulaillers et des planches à caca contre le mur du hangar avec les mouches les taons les guêpes qui bourdonnent et te taquinent les fesses. Les ascendants des écrivains à succès naissent en général – même s’il y a de rares exceptions – dans des endroits aseptisés, loin de l’inconfort des resserres et des fournils. Ils n’attendent pas le dimanche pour mettre une chemise propre et évitent de cracher par terre à tout bout de champ et ne se grattent pas les parties quand ça les démange. Ils ont des livres plein leur maison, rangés dans des bibliothèques, et des guéridons sur lesquels sont posés des napperons, des journaux et des revues avec des photos en couleur. Ils ont des mots qui sortent comme il faut et quand il le faut de leur bouche et des serviettes pour s’essuyer les lèvres quand ils ont fini de manger, même s’il y avait pas beaucoup de sauce dans le plat et même s’ils n’ont rien mangé et à ce qu’il paraît il y en a même qui s’essuient la bouche quand ils ont fini de parler alors là ça m’en bouche un coin !
Si j’avais été un écrivain à succès, je ne serais pas né de l’union de Jacqueline Berson et Édouard Reboux, car les modestes péquenots de la Mayenne septentrionale n’unissent pas leurs ovules et leurs spermatozoïdes pour mettre au monde des écrivains à succès, ni d’ailleurs des ingénieurs, des médecins, des aviateurs ou encore des avocats. De leur union naissent des mômes bizarres qui ne veulent pas grandir et ne savent pas trop ce qu’ils feront dans la vie, et n’auront toujours pas compris à cinquante ans révolus que ce n’est pas avec des histoires à dormir debout d’endormeur de poules qui a dévoré son double dans le ventre de sa mère que l’on va casser la baraque et rencontrer le succès.
Si j’avais été un écrivain à succès, j’aurais été un peu moins con. Ou moins honnête, je ne sais pas. Ou plus docile. Ou plus sociable. Ou moins timide. Ou moins écorché. Ou tout ça à la fois. J’aurais mis de l’eau dans mon vin. Je n’aurais pas eu besoin de toutes ces années pour me débarrasser de mon regard de bœuf. J’aurais regardé la vie bien en face, adelante, madre, j’aurais fait des économies. J’aurais jugulé mes folies. Je me serais moins cassé les pieds. Et je ne me serais pas posé toutes ces questions…
J’aurais posé les questions que les gens ont envie d’entendre, donné les réponses qu’ils ont envie d’entendre, des choses pas trop compliquées, avec les mots qu’il faut à la bonne place, parfois un peu dérangés pour que le lecteur éprouve des sensations, mais pas trop sinon il n’y retrouve plus ses petits. Le lecteur, il aime bien se perdre sinon il ne serait pas là, mais il faut faire attention à ne pas trop tendre l’élastique, sinon vous allez l’envoyer trop loin… là-haut, près des étoiles, trop près, là où ça sent la genèse, là où ça gèle quand il fait chaud et brûle quand il fait froid, dans un chaos primaire, là où certains voient le signe que la main de Dieu est passée et repassée… et il n’aime pas ça, le lecteur.
Si j’avais été un écrivain à succès, j’aurais foutu une trempe à ma névrose sociale, qu’elle s’en serait souvenue toute sa vie, la garce, et m’aurait foutu la paix une bonne fois pour toutes. Je l’aurais badigeonnée avec des onguents de ma fabrication, plumes, goudron, éclats de rouille, fiente, suc de digitale, des trucs de sorcier mayennais, des compresses organiques, des coups de sabot percheron, et avec ça, roulez jeunesse, j’aurais pondu un roman à succès*, avec des bons sentiments, de la bonne chère, des champs de personne, de la gloriole mais pas trop, de la gaudriole mais pas trop, du rire moitié tendre, moitié désespéré, calibré, rectiligne, garanti aux normes, adapté à l’époque, qui se trouve propulsé en tête de gondole et fait pousser des couilles en or.
Si j’avais été un écrivain à succès, j’aurais été plus prosaïque. J’aurais écrit des histoires vraies. Des romans historiques. Des romans à suspense. Des romans à sucette. Des romans de terroir. Des romans de procédure. Des romans qui donnent du baume au cœur, qui font qu’on se dit “ah, dis donc, il raconte exactement ce que je voulais entendre, exactement ce que je pouvais lire, exactement ce qu’il faut à ma petite cervelle fatiguée”.

Si j’avais été un écrivain à succès, je n’aurais pas été en panne d’inspiration, car les écrivains à succès ne connaissent pas la panne – sauf la panne sexuelle peut-être mais ça ne nous regarde pas – ; ou quand ils la connaissent, la panne, leurs éditeurs font en sorte que soit clamé urbi et orbi qu’un chef-d’œuvre est en route dans le ventre de l’architexte, que ça va prendre du temps, des années peut-être, Proust n’a qu’à bien s’accrocher à son déambulateur de sépulture ! Ou alors ils s’arrangent pour dompter les apparences et sont capables de vous pondre fissa un texte tellement insipide et concon que leur public chéri, subjugué, prenant les vessies pour des lanternes, n’y verra que du feu et s’écriera, bras au ciel : “Oh, mon Dieu, qu’il a du talent ! Mais comment fait-il pour écrire sur un sujet aussi ténu, aussi fugace ! Comment réussit-il à faire semblant de n’avoir rien à dire alors qu’il dit tout, et même… davantage que tout ! Comment fait-il pour donner cette invraisemblable illusion du concon ! Comment fait-il pour nous tenir en haleine avec – prenons un exemple tout à fait au hasard – le discours de remerciement interminable d’un académicien émotif qui ne trouve pas ses mots ! Quel talent ! Mais pourquoi diantre personne n’y a-t-il pas pensé avant ! Qu’on lui donne la Légion d’honneur ! La médaille des zarts zédélettres ! L’absolution ! Qu’on le fasse immortel ! Qu’on le cite à l’ordre de la Nation ! Qu’on l’encense ! Qu’on le statufie ! Qu’on l’empaille ! Qu’on le mette au Panthéon ! De son vivant ! Emmuré avec les Grands Hommes ! Tout de suite ! Santo subito ! Et vous avez vu comme il est beau et gentil !? Vous avez vu ce sourire ! Cette façon d’être à l’aise, en toutes circonstances ! Vous avez vu comment il envoûte son auditoire ! Le chameau ! Ah, si j’avais une fille à marier, je la lui donnerais tout de suite !”

Si j’avais été un écrivain à succès en panne d’inspiration, j’aurais écrit un livre sur un écrivain à succès en panne d’inspiration qui s’arrange – comme c’est malin, intelligent, superbe ! – pour faire de son manque d’imagination le déclencheur du bouquin qui le rendra riche, célèbre et célébré dans toute la France, qui fasse dire de lui : “Vous avez vu ? C’est du Reboux tout craché ! Quand on pense qu’il a passé son enfance à reluquer le cul des poules, à chercher le cloaque primordial, à se rouler dans la fiente, les pauvres parents, vous imaginez un peu… Pardi ! c’est là qu’il allait chercher son inspiration, le saligaud ! Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! Plus de croupions de cocottes ? Envoyez les canetons, monsieur est à voile et à vapeur ! Pénurie de coin-coin ? Faites donner la dinde ! Plus de glouglou ? Vous lui trouverez bien une vieille pintade ! On le croyait fini, mort, essoré, débandant du stylo, plus de jus, plus de pschitt séminal, appelez l’inséminateur, l’incubateur, l’invocateur, l’acupuncteur ! Il faut sauver le soldat Reboux ! Et paf, le temps de le dire, le voilà qui revient sur son beau cheval blanc avec un texte ju-bi-la-toi-re, incredible, mais z’alors : qui va faire dans les trois cent mille et se vendre comme des petits pains : La jambe de ma mère. Quel culot ! Mais il va tuer le métier !
Christine Angot ? Elle en mouille sa petite culotte de rage, obligée de pondre un sixième œuf sur l’inceste, de l’hollywoodien, cette fois, avec des morceaux entiers de menstrues collés sur la bite à son papa ! Michel Houellebecq ? Obligé de démissionner de la Ligue des écrivains fascistes pour qu’on parle de nouveau de lui, d’enfin avouer qu’il a baisé son chien, un soir d’hiver qu’il s’emmerdait comme un écrivain mort dans ce pays crépi par la pluie où l’on ne parle même pas français. Michel Onfray ? Obligé de se trouver un nouvelle tête de Turc pour satisfaire son ego tout-puissant de donneur de leçon qui n’a pas digéré son éducation ouvrière et ne peut tout de même pas écrire un livre assassin sur sa pauvre petite mère avant qu’elle retourne au néant dont il rêve pour elle, Freud, Sartre, ça suffit pas mon coco, va falloir te trouver d’autres boucs émissaires ! Marc Levy ? Obligé de trousser son vocabulaire de trois cents à quatre cents mots pour donner de la chair à ses fabulettes de fantômes qui font bander dans les chaumières, sursaut d’amour-propre, marre de donner de la viande aseptisée à mes lectrices, je ne suis pas seulement une machine à gagner de la thune… Maurice Dantec ? Il est déjà mort, mon ami… Étouffé par une rime riche qu’il avait prise pour un rail de coke ! Ah bon, vous ne saviez pas ? Alexandre Jardin ? Il paraît qu’il s’est tiré une balle dans le ciboulot, plus d’idées, son nègre venait de le plaquer pour Jacques Attali ! Coup de bol, Daniel Picouly est arrivé au moment où il allait appuyer sur la détente… C’est l’hécatombe chez les grands z’écrivains de langue française de Saint-Germain-du-Pèze… Tout ça à cause de ce petit plouc qui vient d’écrire un livre sur la jambe perdue de sa mère… Vous vous rendez compte !”
Si j’avais été un écrivain à succès en panne d’inspiration, j’aurais donné des conférences sur l’art et la manière de transformer le doute en certitude, l’eau en vin, la merde en engrais, la mauvaise conscience en bonne conscience, le topinambour en carburant, la camaraderie en amitié, l’amitié en amour, l’amour en grâce, la grâce en éternité, la peur en jouissance magnifique, la pingrerie en générosité…
Si j’avais été un écrivain à succès, ma mère aurait peut-être gardé jusqu’à sa mort ses gambettes de vingt ans. Mais elle ne serait peut-être pas morte l’esprit serein. Rassurée d’avoir vu tous ses enfants – sauf moi, toujours coulé à Pétaouchnock ! – et elle n’aurait peut-être pas dit, juste avant de mourir, cette phrase magnifique, ce sublime alexandrin de femme qui n’a peut-être pas beaucoup lu, appris, voyagé, épuisé les vigueurs du langage, mais se serait flétrie si son amour et sa générosité avaient fait défaut :
“Donnez-moi un mouchoir, je vais me reposer.”
5 novembre 2013


*C'est à cause des poules, paru chez Flammarion en 2000 (entre un Houellebecq et un Picouly) a été pilonné par l'éditeur, qui ne m'en a jamais informé, au mépris du Code de la propriété intellectuelle. Cette pratique est, semble-t-il, assez courante chez les "grands éditeurs". Un salut confraternel à Dominique-Antoine Grisoni, qui me commanda ce livre maudit, et qu'un cancer a envoyé garder les chèvres dans les causses du Ciel il y a dix ans.