mercredi 29 août 2018

Les chasseurs nous emmerdent !

C’était l’été 1974. J’étais jeune et beau, plus timide qu’une bonne sœur, et je fourbissais mes armes de serveur Chez P’tit Louis, restaurant Routiers, à Flers (Orne), tandis que les Turcs et les Grecs se battaient pour de bon, après la décision de la dictature des colonels de réunir Chypre et la Grèce, suivie de l’invasion de l’île par la Turquie, connue sous le nom d’Opération Attila. Le soir, les clients de l’hôtel, des immigrés turcs récemment arrivés en France, pour des raisons davantage économiques que politiques, se pressaient devant la télévision. Comme ils ne parlaient pas un mot de français, ils devaient se contenter des images, qui parlaient d’elles-mêmes. Tout comme leurs visages, où se lisait la frustration chauvine d’hommes exilés à plusieurs milliers de kilomètres de la “mère-patrie".
 L’année suivante (1975-76), en Terminale au lycée de la même ville, nous nous retrouvions avec les copains dans ce même café tout proche du bahut, où P’tit Louis et son épouse Colette mettaient à notre disposition un électrophone pour écouter nos disques préférés. J’avais apporté le dernier 33 tours de Henri Tachan. P’tit Louis, qui était chasseur et préparait un bœuf bourguignon du tonnerre, appréciait moyennement quand je passais la chanson La Chasse, qui enchantait nos oreilles fraîchement acquises à l’écologie grâce à la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle, après que Pompidou eût cassé sa pipe, au printemps de la même année. Comme il m’aimait bien, qu’il me faisait grâce de mes consommations et qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de parler “chasse” (ou corrida) sans s’écharper avec les gens dont la passion consiste à tuer des animaux, je finis par m’autocensurer. Et me rabattre sur Ange, Catherine Ribeiro, François Béranger, voire Pink Floyd ou King Crimson.
  Si je pense aujourd’hui à P’tit Louis, c’est évidemment à cause de la démission fracassante de Nicolas Hulot, le ministre du Développement pas-du-tout-durable et de la Transition écologique-mieux-vaut-très-tard-que-jamais-mais-c’est-déjà-trop-tard du petit potentat de la start-up nation Emmanuel Macron, que de sombres crétins ont eu la curieuse idée de baptiser Jupiter, alors que Pinocchio lui eût tout à fait convenu, et que ses accointances névrotiques avec des types comme Thierry Coste l’obsédé de la gâchette et Alexandre Benalla l’obsédé du coup de poing et de la matraque mériteraient, si le tenancier de ce blog était coutumier de la démesure, qu’il fût surnommé Petit Poucet, voire Petit Pinochet.

lundi 20 août 2018

Pierre Cherruau, le plus africain des écrivains français, ne retournera pas en Afrique

L’ami Pierre Cherruau est décédé d’un arrêt cardiaque ce dimanche 19 août, après s’être porté au secours de son fils de 10 ans en train de se noyer dans un courant de “baïne”, sur une plage de Gironde, où il était en vacances en famille.
Pierre, on pouvait ne pas le voir pendant des semaines, des mois, voire des années, il ne fallait pas s’inquiéter : c’est qu’il était en Afrique, continent dont il a visité une quarantaine de pays, lors de ses incessants déplacements professionnels. Ainsi de 2014 à 2017, où il forma des journalistes au Nigeria, un pays qu’il connaissait remarquablement pour y avoir déjà séjourné deux décennies plus tôt. Il était alors pigiste pour Télérama, Le Monde et Le Nouvel économiste.
Fin juillet, nous déjeunions ensemble du côté de Stalingrad. Ce fut un repas de retrouvailles pétillant et joyeux, comme toujours avec cet homme lucide et plein de douceur, curieux de tout (et jamais à court d’informations plus ou moins secrètes sur la Françafrique, voire sur certain écrivain algérien fort connu). Nous avions prévu de nous revoir à la rentrée. Mais cette fois, il ne reviendra pas. L’effroyable océan l’a enlevé la veille de ses 49 ans.
Pour lui rendre hommage, je reprends un papier qui parut ici-même en avril 2013, lors de la parution de son livre De Dakar à Paris, un voyage à petites foulées (Calmann-Levy).

Pierre Cherruau était journaliste. Il a longtemps été responsable du service Afrique de Courrier International, avant d’être rédacteur en chef du site Slate Afrique, dont il fut viré dans des conditions très “étranges”, que l’on évitera prudemment d’évoquer ici. Depuis son retour du Nigeria en 2017, il travaillait au service numérique de Radio France.
Pierre était aussi écrivain. Tous ses romans parlent de l’Afrique. J’en ai personnellement édité trois. Le magnifique Nena Rastaquouère (Baleine, 1997) avec une préface hilarante de son voisin d’Aubervilliers de l’époque Didier Daeninckx, qui raconte comment, un matin, un homme le guettait à la sortie de son pavillon, un sac Monoprix sous le bras, pour lui soumettre son œuvre. Lagos 666 (Baleine, 2000) qui se déroule encore au Nigeria. Et Chien fantôme (Après la Lune, 2008), cocktail d’action, de comédie burlesque et de mystère, racontant un voyage haut en couleurs dans le "train bleu" reliant Dakar à Bamako, la capitale du Mali, et mettant l’accent sur une réalité africaine tragique, à travers l’actualité dramatique des émigrants prêts à affronter la mort en mer pour échapper à la mort en terre d’Afrique.
Il publia aussi Nok en stock et Ballon noir à L’Écailler du Sud, ainsi que deux épisodes du Poulpe (Baleine), Togo or not Togo et La Vacance du petit Nicolas, co-écrit avec son confrère journaliste Renaud Dély.
Pierre était également marathonien. En 2010, il décide de se lancer dans un défi un peu fou : parcourir Dakar-Paris en courant. De ce voyage, chroniqué à l’époque sur son blog Dakar-Paris, il tire un livre qui se lit comme on regarderait passer une course (de fond) à pied, en prenant son temps pour détailler les coureurs, voire en faisant un bout de chemin avec eux. De Dakar à Paris, un voyage à petites foulées est le condensé de ses trois professions (de foi) : écrivain, journaliste, marathonien.
Pour ceux qui, comme moi, n’ont jamais mis les pieds au Sénégal, De Dakar à Paris est une façon épatante de découvrir ce pays pauvre, attachant, où la démocratie est venue à bout des démons du népotisme, d’où partirent les esclaves en route vers le Nouveau Monde et d’où fut prononcé le tristement célèbre "discours de Dakar" sur “l’homme africain pas foutu d’entrer dans l’Histoire” du petit caporal Sarkozy et de son affidé Henri Guaino.

On y apprend comment y vivent les gens, comment ils s’accomodent du capitalisme le plus échevelé tout en respectant les traditions, comment ils accueillent le voyageur, qu’il soit noir ou toubab (la fameuse hospitalité sénégalaise, la teranga), comment des décennies de laisser-aller ont fait de ses rivages parmi les plus pollués de l’Atlantique (sidérant!) et de ses routes parmi les plus meurtrières d’Afrique (la trouille de l’auteur de se faire écraser en courant sur le bas-côté est récurrente). En ce sens, il peut se lire également comme un ouvrage d’anthropologue, l’auteur, de par son mode de déplacement "lent", ouvrant des portes que seul un coureur de fond peut encore prendre le temps de pousser, ce qui donne à ce voyage parfois enchanteur, souvent désenchanté, un côté humaniste. Du journalisme à hauteur d'homme, en quelque sorte, loin de certaines pratiques évoquées plus haut…
C’est aussi un bel hommage à un père homonyme, Pierre Cherruau, ex-journaliste au Monde à Bordeaux, mort d’un cancer, qui légua à son fils, en plus de la passion journalistique, celle de la course à pied. Si l’on peut regretter que tout le passage espagnol soit passé sous silence (mais peut-être Pierre Cherruau a-t-il pris l'avion, ah, ah!), le retour en Anjou (d’où est originaire l’auteur, né à Dunkerque) et les retrouvailles avec l’ami de déportation de son grand-père, sont bouleversants.
Cherruau par Cherruau. Lors de la parution de "Chien fantôme" (2008)

mercredi 8 août 2018

Marlène Schiappa et l’outrage sexiste. "Le harcèlement de rue peut-il être considéré comme un "outrage", au regard de la loi ?"

Dans son projet de loi sur la répression du harcèlement de rue, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa évoque la création d’un délit d’outrage sexiste. Si l’affaire a été abondamment commentée par les médias, aucun n’a cru bon de noter que l’appella-tion “outrage sexiste” risquait de poser un problème technique, et de compliquer l’appréhension de ce délit, dont l’objectivité du constat ne sera déjà pas simple.
  En effet, si le harcèlement de rue peut être considéré, d’un point de vue sémantique, comme un outrage [offense ou injure extrêmement grave, de parole ou de fait], il en va autrement d’un point de vue juridiquepar rapport à la loi actuelle. Deux raisons à cela.
1. L’outrage, réprimé par l’article 433-5 du Code pénalprotège uniquement les personnes dépositaires de l’autorité publique et, depuis 2002, les personnes chargées d’une mission publique. Or, toutes les femmes potentiellement victimes de harcèlement ne font pas partie de ces deux catégories.
 2. L’outrage se caractérise par des paroles, gestes ou menaces non publics. Et le harcèlement de rue est forcément public.
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L’auteur de ces lignes (par ailleurs victime d’une dénonciation calomnieuse pour "violences volontaires", cousine germaine du harcèlement, et condamné en appel – l’affaire est devant la Cour de Cassation) n’est pas juriste. Mais il semblerait qu’il y ait là un vrai problème, auquel la très volubile secrétaire d’État n’a peut-être pas pensé. On imagine sans mal un avocat défendant un "harceleur" arguant du fait que son client ne s’est pas rendu coupable d’outrage, au regard de la loi.