mardi 30 juin 2020

En raison du virus Papagayo-19, le Printemps bénuchot 2020 n’aura pas lieu (Journal déconfiné #69)

La totalité des manifestations culturelles du printemps 2020 ont été annulées en raison de la Grande assignation à résidence du Covid-19. Le Printemps bénuchot 2020, dont la première édition eut lieu il y a un an, n’a pas fait exception à la règle. Mais pas pour les mêmes raisons. Créé dans le but de ressusciter un livre en perdition (une première mondiale), le Printemps bénuchot était en effet un festival “à usage unique”. Il se fallut de peu qu’il n’ait tout bonnement pas lieu, à cause d’un virus beaucoup plus discret : le Papagayo-19.
Retour sur une expérience unique et étrange, entre apothéose et catastrophe, qui se tint les 8 et 9 juin 2019 à Paris, le long du canal Saint-Martin : le 1er festival en plein air de littérature, musique, chansons et street-art !


  Sur le papier, c’était une idée un peu folle, mais faisable car basée sur un concept marketing béton, puisque bimillénaire : la résurrection.


  
Le ressuscité ? L’Esprit Bénuchot, roman « maudit » passé du berceau au caveau en avril 2016, non diffusé en librairie, et dont la lente agonie se terminera en novembre de la même année, lorsque, venu récupérer des livres chez l’éditeur, ma face déconfite croisa les poings d’un certain Philippe Lobjois, ex-reporter de guerre aux biceps en acier trempé et à la tête brûlée, auteur d’un fumeux Ne pas subir : comment réagir en cas d’attaque terroriste et ami de mon « éditueur » félon (dont le nom ne saurait écorcher ce clavier), qui m’abattra sur le crâne une doublette coup de boule/coup de chaise, épisode que j’ai prévu de raconter dans mon testament littéraire Les Chaises qu’on abat (voir plus loin).
 
Nanti de 450 exemplaires du livre (magnifiquement relooké par Audrey Malherbe), de 2.000 ex du supplément La Résurrection imprimé pour l’occasion, du pactole constitué grâce à la générosité de 96 mécènes, de l’énergie qui sied aux désespérés, je décidai donc d’organiser une kermesse urbaine, singulière et plurielle, réunissant littérature, musique, chanson, street-art, et baptisée « Printemps bénuchot » en hommage au défunt.
L’Esprit Bénuchot ayant comme centre de gravité le Pont Tournant, le plus vieux café du canal Saint-Martin, qui venait de rendre l’âme après 40 ans de bons et loyaux services, je jetai mon dévolu sur le mur de street-art de la pointe Poulmarch, dont 15 années d’œuvres sont répertoriées sur le site BénuchotL’idée était simple : occuper l’espace pendant 48 heures en invitant artistes, écrivains, musiciens, badauds et médias. Les médias ne vinrent pas, à l’exception de l’ami Hubert Prolongeauqui narra dans Télérama.fr ce qui serait le premier (et dernier) Printemps bénuchot.
Création Claire Le Gac
L’espérance de vie moyenne d’une fresque à cet endroit (partie basse) étant de 8 jours, je confiai à mes attachées de fresque Audrey et Hélène Malherbe le soin d’élever la cime de la fresque à 5 mètres de hauteur, de façon à ce que la trace du passage de Bénuchot, que ne manqueraient pas de photographier passants et touristes, restât en place plusieurs semaines, voire plusieurs mois, me permettant ainsi d'aller vendre L'Esprit Bénuchot à la criée sous ce mur de réclame.
Comme on va le voir, ce n’est pas vraiment ainsi que les choses se passeront. Un an avant le coronavirus, un autre virus guettait : le Papagayo-19 !
Le 8 juin 2019 au matin, après six mois d’un travail acharné avec ma complice Claire Le Gac, muni des autorisations nécessaires (préfecture de police, mairie de Paris, syndic de copropriété du mur), je débarque sur les lieux des festivités au volant de ma fidèle Clio 1991 chargée de pots de peinture. Un incident regrettable, imputable à la (navrante) société de location Avis nous ayant empêché de livrer la veille les échafaudages, leur arrivée sera reportée de 12 heures, pendant lesquelles se déroula à notre insu un étrange phénomène de substantiation, transformant la pointe Poulmarch en un mur instagrammable, à la base de tous mes emmerdements.

Je gare ma voiture, décharge les pots de peinture, et c’est alors qu’intervient le grain de sable (pas du tout quantique) qui fera de ce Printemps bénuchot un gymkhana urbain façon After hours, quelque peu surréaliste, sous la forme d’un vigile qui, me voyant déposer mes pots de peinture, m’interpelle :
– Euh, vous comptez peindre ?
– Bien vu, jeune homme !
– Ah, mais vous ne pouvez pas ! Le mur est déjà occupé, je suis payé pour le surveiller.
L’occupation ressemblait à ça (sans les poseuses) :
– Vous ne pouvez pas peindre, ça va pas être possible, insiste le vigile.
– Vous avez une autorisation ? fis-je, sourcilleux.
– Pas besoin d’autorisation, c'est un mur d’expression libre.
– Oui, mais quand on peint une fresque, il faut une autorisation du syndic de copropriété, surtout s’il s’agit de publicité, comme c’est le cas.
Le mec rigole, me prenant manifestement pour le blaireau de l’année.
– C’est pas moi qui organise ce truc, je suis juste payé pour surveiller, j’ai pas dormi de la nuit. Je suis très mal payé, en plus.
Plutôt que d’attendre les copains partis chercher les échafaudages à Montreuil, j’explique au gars la différence entre un artiste qui peint une œuvre et une entreprise qui organise un événement publicitaire, comme c’est le cas de PAPAGAYO. Autant pisser dans un violon. Le mec est bouché. Il finit par sortir le mot qui tue : l’abominable PAS DE SOUCI (lancé de façon inappropriée par des millions de citoyens au cerveau lyophilisé). Qu’il finira, devant mon exaspération, par répéter une quinzaine de fois, en rafale, provoquant chez moi un réflexe pavlovien, façon Jean Gabin dans Le Jour se lève.
 Mais tu vas la fermer, espèce de crétin !
La main qui part en chiquenaude. Coup de pied à la tempe du vigile. Je me retrouve à terre, valdinguent les lunettes. Lobjois m’aurait-il envoyé un fils spirituel ! Le mec s’acharne. J’esquive, me relève, récupère mon verre déboité. Le type appelle les flics, il veut porter plainte. Je textote des SOS à deux ou trois amis, me voyant déjà commencer le festival au commissariat. À la patrouille arrivée fissa sur les lieux, j’explique que je me suis pris le bec avec ce vigile surveillant une manifestation non autorisée et produis l’autorisation de la PP. Prenant note, une fliquette relève mon identité, et la patrouille repart. [Je recevrai six mois plus tard une prune digitale majorée (380 €) dressée par l’un de ces bâtards – ACAB, ACAB, ACAB ! – pour stationnement dangereux sur piste cyclable – que je ne paierai pas, grâce à mes relations à la PP, faut pas déconner.]

Making-off, côté canal (avec le concours des artistes DK Wini Lelahel, Patrick Pinon, Audrey Malherbe, Hélène Malherbe, Slice Slimene Khebour)

Les copains finissent par arriver avec la camionnette. Et quelques Lexomil pour m’aider à tenir le coup. Dominique, le libraire de L’Invit’à lire, partenaire du Printemps, est effaré de me voir dans cet état. Je n’ai qu’une envie : foutre le camp. (Pour être tout à fait honnête, plonger dans le canal et ne plus jamais entendre parler de Bénuchot m’effleure quelques instants l’esprit, mais ce ne serait pas sympa pour les amis.) Nous installons les échafaudages, le podium pour les concerts, les tentes, les tables, la sono.
Le « staff » de Papagayo.com est lui aussi arrivé, autour de son égérie Carine Arasa, sous la surveillance de la terrible créature jaune et d’un type inquiétant semblant être son époux et éprouver une grande nostalgie de l’Algérie française (j’apprendrai plus tard que ces lascars sont des amis des repris de justice Balkany, ce qui situe un peu le niveau intellectuel).



J’explique à Miss Arasa que si elle avait demandé une autorisation au syndic, selon le code de bonne conduite en usage, on lui aurait répondu que le mur n’était pas libre ce jour-là. Elle me répond qu’elle travaille sur ce projet depuis un an et se met… à pleurer.
Comme je ne suis pas un monstre, je la réconforte. Sous le regard noir du vigile qui, ayant entretemps rameuté cinq ou six potes à capuche dans le but manifeste de m’intimider, ne comprend plus rien à ce cirque, et finit par s’éclipser, dégoûté, non sans avoir été morigéné par une amie qui lui expliquera : “Mais tu te rends compte que tu aurais pu tuer un homme, petit imbécile ?”
Pendant deux jours nous devrons supporter le ballet incessant de jeunes gens de la bonne société venus se faire photographier bras en croix entre deux ailes d’une mocheté sans nom, le tout retransmis sur le site de Papagayo, grâce aux subtilités de cette profession 2.0 nouvelle, qui révolutionne, dit-on, le B.A.ba de la pub à l’ère numérique : les terribles et incontournables influenceusesdont voici le Top 6 et le Top 95, concernant la mode (milieu où elles sévissent le plus).
Le staff Papagayo, cornaqué par la terrible créature jaune (dont il m’arrive encore, un an après, de la retrouver dans mes cauchemars, crachant le feu, tel un dragon de Castaner), nous interdit de peindre le centre du mur, un comble, alors qu’ils sont là sans aucune autorisation. (Je sais, je radote.) 
Caroline Gérard, Patrick Mosconi, Pierre Butic, Sylvie Cohen, Brigitte Guilhot
Je suis tellement abattu que je ne suis plus en mesure d’assurer la table ronde que j’avais prévu d’animer avec mes invités Michel Chevron, Alexandre Dumal et Patrick Mosconi, dont le thème, « Le Diable est dans les détails », s’accorde parfaitement avec cette situation ubuesque. (Je vous revaudrai ça, les amis, promis !)
Idem pour la libération du chat de Schrödinger, qui n’aura pas lieu, au grand dam de quelques connaisseurs venus y assister, alertés par l’article de Télérama. (Ce n’est que partie remise : je sais où nichent ses ravisseurs !)

Ironie du sort : pendant l’averse (redoutée par tout organisateur de kermesse) du samedi après-midi, le staff de Papagayo trouvera l’asile sous l’auvent bénuchot. Nous en remercieront-ils ? Non, évidemment.
Avez-vous déjà vu homme aussi élégamment chapeauté ? À gauche, Pierre Brasseur.
Le concert de Nikol (Christian Roux et Nicolas Gorraguès) se déroule sous un temps mitigé. Normalement, l’ami Christian devait se produire avec son groupe Karnage Opera, mais des contraintes budgétaires nous ont empêché de programmer cinq artistes.
Christian Roux, Nicolas Gorraguès (duo Nikol + Karnage Opera)
Je termine la journée du samedi essoré, à peine revigoré par le sublime cocktail concocté par Félicie. Mais les gens sont venus, et ils ont apprécié.
La reine Christine surveillant la jauge du cocktail
Patrick Pinon, très remonté contre Papagayo-19, contraint à l’exil

     Making-off, côté rue
Hélène Malherbe et DK Winni Lelahel
Dans un univers “non-papagayo”, les 2/3 supérieurs et la bouse centrale auraient été recouverts.
Dimanche 9 juin. Cieux et dieux sont plus cléments.
Le team Papagayo est toujours là. Afin d’éviter la guerre, nous accédons à leur demande de ne pas recouvrir de peinture les ailes entre lesquelles viennent poser des escouades de fans réjouis par cette extraordinaire expérience sensuelle. Étrange coexistence entre deux mondes qui n’ont strictement rien à se dire (un peu comme si vous mettiez face à face un Gilet jaune et un CRS de Castaner). Et qui serait comique si je n’avais passé autant de temps à préparer cette fête. L’Être et le Néant. Incompréhension absolue. Impression de ne pas parler la même langue. À 15 heures, Pandémic Papagayo plie bagage. Bien évidemment, ces gens (qu’ils gèlent en enfer jusqu’à la 4e génération) n’auront pas un mot de remerciement, ni d’excuse pour nousParangons d’un libéralisme décomplexé dans le sens le plus macronien du terme, assez friqués pour s’offrir (au noir et au rabais, faut pas déconner !) les services d’un vigile, assez culottés pour privatiser l’espace public sans se soucier des règles élémentaires d’urbanité urbanistique, ces individus pensent avec le smartphone 6G qui leur sert à la fois de portefeuille, de gonades et de cerveau.
Et tout à coup, nous respirons !… car, comme le disait si bien Constance de Planck :

La table ronde avec Laurence Biberfeld, Kits Hilaire et François Muratet, sur le thème « Quand l’Histoire fait des histoires », impeccablement animée par Nicolas Jaillet, est d’une haute tenue.
Quand l’Histoire fait des histoires : Kits Hilaire, Laurence Biberfeld, Nicolas Jaillet, François Muratet
Puis Nicolas Jaillet, dont c’est le premier concert en plein air, chante et gratte la guitare, accompagné par une muse enamourée jaillie de la foule. (Cet homme est pourvu d’un magnétisme étonnant.)
Nicolas Jaillet, accompagné par sa douce, sous les yeux d’un fan aux doigts croches.
Liz Cherhal, ma chanteuse préférée, accompagnée à la basse par Morvan Prat, chante les premières chansons du duo qu’elle vient de former avec Morvan sous le nom de 28Saphyr. Et quelques chansons de son dernier album L'Alliance, traduites en langue des signes. (Eh, les mecs, je n’ai peut-être pas planté un arbre ni appris l’alphabet aux poules, mais j’ai réussi à organiser un concert de ma chanteuse préférée !)



Avec Rémi, Philippe, Violette et Isabelle / Avec Little Benji devenu grand.
Le Printemps bénuchot, ce sont aussi des amis, dont beaucoup, que je ne connaissais que virtuellement, ont fait le déplacement des quatre coins de France, Morbihan, Le Mans, Rennes, La Rochelle, Avignon, Vosges, et même de l’étranger, Londres, Oxford, Bruxelles. Et une magnifique rencontre imprévue avec le street-artiste canadien DK Winni Lelahel. On a ri, on a bu, on a dansé. Plus de 60 livres ont été vendus. 150 avec ceux de la souscription. Un partenariat réussi avec le restaurant Fric-Frac, et avec Dominique et Chantal, les merveilleux libraires de l’Invit’à lire !
Chantal, libraire du Printemps bénuchot
Mais cette kermesse héroïque aura été un enterrement de première classe pour L’Esprit Bénuchot, roman que je n’aurais jamais écrit si j’avais pu deviner qu’il m’attirerait autant d’emmerdements et de désillusions, et que je ne vendrai jamais à la criée sur le canal Saint-Martin. Car la fresque, au lieu de s’élever sur cinq mètres de hauteur, s’arrêtera à trois. Et sera barbouillée dès le lendemain (ce qui n’aurait pas été le cas si elle avait été peinte plus haut). Quand ça veut pas, ça veut pas…

L’Esprit Bénuchot restera donc un roman écrit… pour des prunes. Quatre ans de travail jetés à l’ours. (Pardon d’avance à celles et ceux qui ont adoré ce bouquin, qui reparaîtra – peut-être – sous le titre Le Jour se lève et c’est déjà la nuit, aux alentours de la 4e Grande assignation à résidence, c’est-à-dire à une date assez aléatoire.)
Fini la grande farce de la fiction. Comme l’écrit Louise Chennevière dans une tribune publiée sur lundi.matin pendant la Grande assignation, reprise et commentée sur mon Journal déconfiné : La littérature est morte, vive la littérature ! Écrire n’est pas un métier comme les autres. Écrire n’est pas un métier.

C’est pourquoi, après avoir publié 19 romans, quelques essais et une moultitude de papiers énervés sur divers sujets me hérissant le poil, et m’être bien fait cracher à la gueule par des éditeurs parfois très mal élevés (Flammarion et ses méthodes de voyou, Le Masque, l’éditueur de Bénuchot, pour n’en citer que trois), je me suis recyclé dans une activité, totalement éloignée de la littérature mais beaucoup plus lucrative, de veilleur de nuit, pendant laquelle je me consacre à l’écriture de mes mémoires, immodestement intitulées Les Chaises qu’on abat, en hommage à André Malraux, qui m’a promis une postface posthume. Cet ouvrage reprendra quelques-unes des 68 rubriques de mon Journal d’un confiné déconfiné, écrit pendant la Grande assignation à résidence ®Covid-19, ainsi que d’autres, souvent méchants. Il paraîtra aux alentours du 3e Confinement (dont la date n’est pas fixée). Ou pas.
Reboux terrassé par le virus Papagayo-19 (début XXIe siècle) sous les yeux de la terrible créature jaune
Pour acheter L’Esprit Bénuchot à la librairie Après la Lune

J’avais prévu de “démarcher” un maximum de librairies, notamment en leur proposant le principe (inédit et révolutionnaire) de vente à la criée devant la librairie. Découragé par ce très éprouvant Printemps bénuchot, j’ai (provisoirement ?) renoncé. La liste des (13) librairies disposant de L’Esprit Bénuchot est ici. Il est également possible de le commander dans n’importe quelle librairie.

Télécharger gratuitement La Résurrection (48 pages)
Les 44 rubriques du site L’Esprit Bénuchot.



Albert Montias et Marc Villard, généreux mécènes du Printemps bénuchot

Photos : Jacqueline Rol, Stéphanie Guglielmetti

LIRE AUSSI

Pulsions. Camélia Jordana, Christophe Castaner, Philippe Besson : la vie, la mort et le néant (#67) / Le trombinoscope des 29 députés demandant l’interdiction de publier des photos des policiers dans les médias (#66) / La littérature est morte, vive la littérature ! par Louise Chennevière (#65) / Georges-François, le préfet-gugusse du 9.3 qui refuse que les habitants de Saint-Denis profitent de leur jardin public (#64) / 10 bonnes raisons de soutenir les soignants des hôpitaux Tenon et Robert-Debré (#63) / Bientôt, les goélands danseront sur les cadavres de Castaner et Lallement (#62) / Où sont les masques ? Olivier Ancel, libraire à l’Amour du noir, passe aux aveux (#61) / Aujourd’hui, j’ai dû interdire à des enfants de 4 à 7 ans de jouer au ballon et de s’assoir côte à côte (#60) / On ne vous a pas appris la politesse, à l’école de police ? (#59) / Classement ®ConfinFrance des préfets préférés de Castaner. Didier Lallement écrase la concurrence ! (#58) / Etc.

lundi 29 juin 2020

Maurice Rajsfus (1928-2020), la mémoire en tête

En préambule à cet hommage, je partage le texte que Michelle et Marc, ses enfants, envoyèrent à ses amis, en guise de faire-part.



Je suis bien incapable de me souvenir de ma première rencontre avec Maurice Rajsfus, si souvent croisé dans les salons du livre et ailleurs. Ce dont je me souviens, c’est que notre amitié prit corps autour de trois objets : un livre, un coup de matraque, un procès pour outrage.
Fin 2005, Maurice me parle d’un sien manuscrit, que son éditeur Pierre Drachline n’a pas souhaité publier. Portrait physique et mental du policier ordinaire, dédicacé à l’Homme de Néanderthal, est précédé d’un exergue plus récente : « Les hommes sont naturellement mauvais. Il en est qui font le mal parce qu’on les a payés pour le faire : on les flétrit justement. Mais un plus grand salaire reçu, pour un plus grand méfait, les dispose à mieux s’accommoder de ce mépris. » Ainsi parlait Euripide, vingt-cinq siècles avant Philippe Pétain, Pierre Pucheu, René Bousquet, Sarkozy, Castaner, Claude d’Harcourt et Didier Lallement.

Ma première réaction fut de savourer l’indispensable mauvais esprit de ce saisissant « portrait de groupe en uniforme », qui complétait la somme d’ouvrages déjà écrits par l’auteur sur le sujet épineux et obsédant de la flicaille. Le fait de considérer le policier comme une entité aussi monolithique sur le plan physique n’était pas l’argument le plus décisif. D’un point de vue moral, la chose était entendue, la fonction créant l’organe et le port de l’uniforme induisant quasi « mécaniquement » un comportement caricatural, fait d’arrogance, de sexisme, de domination des citoyens, et de brutalité. Une brutalité de plus en plus décomplexée, à mesure que les syndicats d’extrême droite imposent leur loi au pouvoir dont ils sont le dernier rempart, comme le démontrent les dernières manifestations nocturnes des flics qui s’applaudissent en jetant leurs menottes et en chantant La Marseillaise, que Maurice n’aura pas vues, quand ils ne jettent pas leur matraque pour protester contre la condamnation (avec sursis) d’un des leurs, accusé d’avoir massacré une dame Gilet jaune.
Ma maison d’édition (Après la Lune) venant tout juste de démarrer, et ne publiant que des fictions, je gardai ce livre sous le coude, en attendant… des jours meilleurs. Lesquels se manifestèrent une après-midi de juillet 2006, sous la forme d’une collision frontale avec un quarteron de fonctionnaires de police, me décidant à faire faux bond à la fiction et à publier ce livre. Et prendre mon téléphone pour prévenir Maurice de mes déboires : premier outrage, première garde à vue. Et la rage de ne pas se laisser marcher sur les pieds par un petit merdeux de flic et un grand sec, beaucoup plus inquiétant.
« Que s’est-il passé ? » me demanda-t-il.
« J’ai traité un flic de canard. Il a compris “connard”. »
Maurice, qui savait mieux que quiconque que la maréchaussée, tout comme elle est souvent mal embouchée et peu à cheval sur les civilités, n’a pas toujours les oreilles bien nettoyées, et pas forcément à cause du képi, éclata de rire et me crut sur parole – ce qui ne fut pas le cas du procureur le jour de mon procès.
  « Tu as échappé à la rébellion, ajouta-t-il. Et vu comment tu t’es débattu en interpellant les foules, le délit d’incitation à l’émeute n’était pas loin… »

Contrôle routier banal, contestation d’un délit bidon, tentative de  raisonner un agent, dérapage sémantique, menottes aux poignets, interpellation, cerflex aux chevilles, coup de matraque dispensé par un flic en moto arrivé en renfort, une brute au nom prédestiné de Segrétinat [rire de Maurice], accompagné d’un « T’as de la chance qu’il [Sarkozy] soit pas président ! », embarquement par une dizaine de flics, garde à vue, procès pour outrage, plainte contre deux flics, confrontation à l’IGS avec l’affreux Segrétinat, etc. Tout cela sous l’œil malicieux de Maurice, dont cette histoire scella en quelque sorte une amitié indéfectible.

C’était l’époque où Sarkozy, ministre de l’Intérieur pratiquant le coup de menton dans l’espoir de se grandir (le tropisme fondateur de cet individu), morigénait commissaires et préfets, alternant carotte et bâton, sa Bulle de Beauvau (De la politique du chiffre) à la main. La suite a été racontée dans un pamphlet, Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, ministre des Libertés policières, dont Maurice fut l’un des tout premiers lecteurs et le conseiller éditorial. Ainsi lorsque je me demandais si je pouvais décemment écrire que ledit Segrétinat me faisait penser à ces policiers criant en 1984 « Mort au Juif ! » sous les fenêtres de Badiner, sa réponse tomba : « Tu peux. » Si Maurice était toujours parmi nous, et si nous avions pu casser la croûte après le confinement, comme nous nous l’étions promis, le jour de ses 92 ans, je l’imagine assez me dire : « Ton Segrétinat, il doit manifester devant la Maison de la Radio ou le Bataclan, en applaudissant ses congénères furieux de ne plus pouvoir enchaîner les clefs d’étranglement comme on leur a appris à l’école de police. »
 
L’élection de Sarkozy à l’Élysée n’arrangea pas la névralgie flicophobe de Maurice. Sitôt élu, le petit homme inculte s’enferra dans une vision obsessionnelle, simpliste, néo-colonialiste de l’Histoire, qui le conduisit à créer un ministère de l’Identité nationale, s’arc-boutant sur les envolées de sa (très bavarde) plume Henri Guaino (le fameux discours de Dakar sur « l’homme africain qui n’est pas entré dans l’Histoire »), du raciste Hortefeux, de l’inquiétant Guéant, du putride Besson et de tous les autres, que les années Hollande-Macron et leur cortège de violences policières érigées en système ne sauraient faire oublier. Toutes choses qui ne pouvaient qu’ulcérer Maurice. À commencer par la récupération de la lettre de Guy Môquet, dont la lecture imposée aux professeurs avorta, suite à des manifestations qui conduisirent au procès de Maria Vuillet (comme on le verra plus loin), procès que l’on peut considérer comme le première utilisation du délit d’outrage du quinquennat Sarkozy dans un procès politique, annonciateur de nombreux autres, à l'instigation de préfets ne supportant pas que l’on comparât la répression des sans-papiers  aux pratiques de leurs ancêtres pétainistes. La palme, en la matière, revenant à Philippe Rey, préfet des Pyrénées-Atlantiques, dont on trouvera ici la liste des mots qu’il ne fallait pas lui dire, sous peine de poursuites.

Maurice, qui avait mis un terme (avril 2014) à l’aventure de Que fait la police ? (démarrée le 6 avril 1994, un an jour pour jour après l’assassinat de Makomé M’Bowolé (17 ans), tué d’une balle à bout touchant au commissariat des Grandes Carrières, Paris 18e),  épanchait sa colère sur Rue 89 (où Chloé Leprince fit beaucoup pour la connaissance du délit d’outrage), telle cette tribune de mai 2008 intitulée Shoah : pour la police aussi, il faut un devoir de mémoire, publiée en réaction à l’une des décisions les plus indignes, sottes et monstrueuses de Sarkozy : confier à chaque élève de CM2 la mémoire d'un enfant français victime de la Shoah. Et voilà comment j’eus le plaisir d’initier un Maurice totalement imperméable à l’informatique, sinon aux voies impénétrables du Web, du moins à la toute puissante célérité d’Internet, lorsqu’il venait chez moi, d’un saut de RER, me dicter ses tribunes, autour d’un verre de thé. Sitôt appuyé sur la touche envoi : « À peine envoyé, c’est déjà arrivé ! C’est formidable, quand même ! » s’exclamait-il, en retournant à ses coupures de journaux.
  À l’époque, à part un papier paru dans Libération en 2003, l’outrage n’était guère médiatisé (la chose tenant, sans doute, au fait que chaque poursuite pour outrage tombe sur la tête d’un individu isolé, ignorant jusqu’à l’existence de ce délit inique, où la victime est sanctionnée deux fois : par les flics, puis par la justice). C’est donc le procès de Maria Vuillet qui mit le feu aux poudres. Poursuivie par un sous-préfet de bas étage, le bien nommé Frédéric Lacave, relaxée et jugée deux fois en appel (fait rarissime), brillamment défendue par Thierry Levy, c'est avec elle et quelques « outrageurs » (Romain Dunand, Hervé Eon, poursuivi pour offense au chef de l’État – délit chassé du code pénal en juillet 2013 grâce à son combat acharné et sur injonction de la CEDH) que nous créâmes le CODEDO (Collectif pour une dépénalisation du délit d’outrage).
  Lorsque nous publiâmes (Libération, 30 décembre 2008) l’appel Pour la fin du délit d’outrage, Maurice fut, en quelque sorte, notre caution moraleIdem lorsque nous entreprîmes, Romain Dunand (outrageur poursuivi par Sarkozy époque Beauvau) et moi, de rédiger une Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage, ouvrage qui sera expédié à sept Gardes des Sceaux consécutifs, sans qu’aucun/e ne prît la peine de nous en accuser réception. Maurice était toujours là : conscience, oreille et œil bienveillants.
  Puis parut Portrait physique et mental du policier ordinaire, articulé en cinq chapitres : la morphologie du policier ; la brutalité ordinaire ; la personnalité du policier ; la représentation du policier ; un avenir bleu marine, avec une incise sur le gardien de la paix Mulot, voisin de palier venu arrêter la famille de Maurice en ce sinistre 17 juillet 1942. Ce livre, qui fait œuvre d’anthropologie, Maurice y tenait beaucoup, tout comme L’Intelligence du barbare, publié aux éditions du Monde libertaire. Il en sera encore plus fier, avec cette somptueuse couverture de Tignous. Maurice avait pensé à Faujour et à Siné. Ce fut finalement Tignous qui s’y colla. « Je lui ai donné ma collection complète de Charlie Hebdo, il nous fera un dessin aux petits oignons, et ça ne te coûtera pas un rond ! » Sur la lancée, Tignous fit un peu de rabiot, en suivant un autre procès que j’eus, cette fois contre l’Opus Dei, ce qui me valut les félicitations du camarade Rajsfus, mais c’est une autre histoire…



Saluer la mémoire de Maurice Rajsfus, c’est aussi saluer l’incroyable mémoire dont il bénéficiait. Une mémoire infaillible, à la limite de l’hypermnésie, qui donnait force et précision à son argumentation. Mémoire des dates, des mots, des petites phrases, des détails qui n’en sont pas vraiment (ainsi relevait-il dans le film La rafle, de Rose Bosch, au-delà des dissonances soulignées par le critique du Monde, quelques erreurs notables, concernant, par exemple, le camp de Beaune-la-Rolande). Sans doute parce qu’entretenir sa mémoire était aussi, et avant tout, pour lui, entretenir la braise destinée à empêcher que s’éteigne le feu maintenant la mémoire de ses parents assassinés, et celle de toutes les victimes. Victimes de la police, hier et aujourd’hui, victimes de la Shoah, telle l’amie Liliane Lelaidier-Marton, dont les parents, juifs d’origine hongroise, furent assassinés à Auschwtiz, et que je lui présentai un beau dimanche de 2009 (si ma mémoire est bonne), en compagnie de sa femme Marie-Jeanne, disparue en 2018, et qui l’accompagnait toujours dans les salons du livre. Liliane dont Maurice me demandait, quand je l’avais au téléphone : « Et comment va notre amie de la tribu ? »

En parlant de « tribu », une anecdote. Alors que nous arpentions les allées du salon du livre (en 2004, je crois) et approchions de je-ne-sais-plus quel stand, Maurice se tourna vers moi, l’air enjoué : « Viens, je vais te présenter mon fils ! » Stupeur de Maurice lorsque je lui avouai que je connaissais bien son fils Marc, avec qui je travaillais, à l’époque, sur un projet de collection de polar qui ne vit jamais le jour, chez un éditeur qui mit la clef sous la porte. Marc dont j’ignorais, bien évidemment, qu’il était le fils de son père… « Ah ben, merde, alors ! Vous vous connaissez ! »


Ses enfants nous l’ont dit, Maurice a quitté cette monde en étant informé des bouleversements majeurs qu’ont été les manifestations organisées par le Comité Justice pour Adama, dans le sillage des protestations mondiales contre le meurtre de George Floyd aux États-Unis. Celle du 2 juin devant le palais de justice de Paris, réunissant plus de 80.000 personnes, véritable camouflet pour le pouvoir et l’infâme préfet Lallement. Celle du 13 juin place de la République, pendant laquelle, ironie du sort, Maurice nous a faussé compagnie.
  Ce « rapport de force inversé », pour reprendre l’expression d’Assa Traoré, qui se bat depuis quatre ans pour que la vérité soit faite sur le meurtre de son frère, et sur les violences subies par les personnes « colorées », pour reprendre une expression délicieusement désuète dont Maurice avait le secret. Mais aussi toutes les autres victimes d’une police en roue libre, gangrénée par des éléments d'extrême droite : Gilets jaunes, manifestants, simples passants, dans un pays où les flics tapent sur à peu près tout ce qui bouge, en toute impunité… Tel Cédric Chouviat, ce livreur en scooter massacré le 3 janvier 2020 par quatre policiers, et dont la famille se bat pour qu’éclate la vérité sur ce qu’il convient d’appeler un homicide volontaire.
Maurice Rasjfus l’éclaireur nous a quittés à ce moment charnière, alors que d’autres ont repris le flambeau, tel David Dufresne, qui signale les violences policières sur le fil Allô Place Beauvau et travaille à la réalisation d’un documentaire sur l’un des sujets qui occupa toute la vie de Maurice, dont la sortie est prévue pour octobre 2020 : Un pays qui se tient sage.
Samedi 4 juillet (16h-22h), un hommage sera rendu à Maurice à la Parole errante, à Montreuil.


ECOUTER : Maurice Rajsfus, la rafle du Vél’ d’hiv’ (22 avril 1997, archive INA)
La vie de Maurice est résumée dans le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.