En préambule à cet hommage, je partage le texte que Michelle et Marc, ses enfants, envoyèrent à ses amis, en guise de faire-part.
Je suis bien incapable de me souvenir de ma première rencontre avec Maurice Rajsfus, si souvent croisé dans les salons du livre et ailleurs. Ce dont je me souviens, c’est que notre amitié prit corps autour de trois objets : un livre, un coup de matraque, un procès pour outrage.
Fin 2005, Maurice me parle d’un sien manuscrit, que son éditeur Pierre Drachline n’a pas souhaité publier. Portrait physique et mental du policier ordinaire, dédicacé à l’Homme de Néanderthal, est précédé d’un exergue plus récente : « Les hommes sont naturellement mauvais. Il en est qui font le mal parce qu’on les a payés pour le faire : on les flétrit justement. Mais un plus grand salaire reçu, pour un plus grand méfait, les dispose à mieux s’accommoder de ce mépris. » Ainsi parlait Euripide, vingt-cinq siècles avant Philippe Pétain, Pierre Pucheu, René Bousquet, Sarkozy, Castaner, Claude d’Harcourt et Didier Lallement.
Ma première réaction fut de savourer l’indispensable mauvais esprit de ce saisissant « portrait de groupe en uniforme », qui complétait la somme d’ouvrages déjà écrits par l’auteur sur le sujet épineux et obsédant de la flicaille. Le fait de considérer le policier comme une entité aussi monolithique sur le plan physique n’était pas l’argument le plus décisif. D’un point de vue moral, la chose était entendue, la fonction créant l’organe et le port de l’uniforme induisant quasi « mécaniquement » un comportement caricatural, fait d’arrogance, de sexisme, de domination des citoyens, et de brutalité. Une brutalité de plus en plus décomplexée, à mesure que les syndicats d’extrême droite imposent leur loi au pouvoir dont ils sont le dernier rempart, comme le démontrent les dernières manifestations nocturnes des flics qui s’applaudissent en jetant leurs menottes et en chantant La Marseillaise, que Maurice n’aura pas vues, quand ils ne jettent pas leur matraque pour protester contre la condamnation (avec sursis) d’un des leurs, accusé d’avoir massacré une dame Gilet jaune.
Ma première réaction fut de savourer l’indispensable mauvais esprit de ce saisissant « portrait de groupe en uniforme », qui complétait la somme d’ouvrages déjà écrits par l’auteur sur le sujet épineux et obsédant de la flicaille. Le fait de considérer le policier comme une entité aussi monolithique sur le plan physique n’était pas l’argument le plus décisif. D’un point de vue moral, la chose était entendue, la fonction créant l’organe et le port de l’uniforme induisant quasi « mécaniquement » un comportement caricatural, fait d’arrogance, de sexisme, de domination des citoyens, et de brutalité. Une brutalité de plus en plus décomplexée, à mesure que les syndicats d’extrême droite imposent leur loi au pouvoir dont ils sont le dernier rempart, comme le démontrent les dernières manifestations nocturnes des flics qui s’applaudissent en jetant leurs menottes et en chantant La Marseillaise, que Maurice n’aura pas vues, quand ils ne jettent pas leur matraque pour protester contre la condamnation (avec sursis) d’un des leurs, accusé d’avoir massacré une dame Gilet jaune.
Ma maison d’édition (Après la Lune) venant tout juste de démarrer, et ne publiant que des fictions, je gardai ce livre sous le coude, en attendant… des jours meilleurs. Lesquels se manifestèrent une après-midi de juillet 2006, sous la forme d’une collision frontale avec un quarteron de fonctionnaires de police, me décidant à faire faux bond à la fiction et à publier ce livre. Et prendre mon téléphone pour prévenir Maurice de mes déboires : premier outrage, première garde à vue. Et la rage de ne pas se laisser marcher sur les pieds par un petit merdeux de flic et un grand sec, beaucoup plus inquiétant.
« J’ai traité un flic de canard. Il a compris “connard”. »
Maurice, qui savait mieux que quiconque que la maréchaussée, tout comme elle est souvent mal embouchée et peu à cheval sur les civilités, n’a pas toujours les oreilles bien nettoyées, et pas forcément à cause du képi, éclata de rire et me crut sur parole – ce qui ne fut pas le cas du procureur le jour de mon procès.
« Tu as échappé à la rébellion, ajouta-t-il. Et vu comment tu t’es débattu en interpellant les foules, le délit d’incitation à l’émeute n’était pas loin… »
Contrôle routier banal, contestation d’un délit bidon, tentative de raisonner un agent, dérapage sémantique, menottes aux poignets, interpellation, cerflex aux chevilles, coup de matraque dispensé par un flic en moto arrivé en renfort, une brute au nom prédestiné de Segrétinat [rire de Maurice], accompagné d’un « T’as de la chance qu’il [Sarkozy] soit pas président ! », embarquement par une dizaine de flics, garde à vue, procès pour outrage, plainte contre deux flics, confrontation à l’IGS avec l’affreux Segrétinat, etc. Tout cela sous l’œil malicieux de Maurice, dont cette histoire scella en quelque sorte une amitié indéfectible.
« Tu as échappé à la rébellion, ajouta-t-il. Et vu comment tu t’es débattu en interpellant les foules, le délit d’incitation à l’émeute n’était pas loin… »
Contrôle routier banal, contestation d’un délit bidon, tentative de raisonner un agent, dérapage sémantique, menottes aux poignets, interpellation, cerflex aux chevilles, coup de matraque dispensé par un flic en moto arrivé en renfort, une brute au nom prédestiné de Segrétinat [rire de Maurice], accompagné d’un « T’as de la chance qu’il [Sarkozy] soit pas président ! », embarquement par une dizaine de flics, garde à vue, procès pour outrage, plainte contre deux flics, confrontation à l’IGS avec l’affreux Segrétinat, etc. Tout cela sous l’œil malicieux de Maurice, dont cette histoire scella en quelque sorte une amitié indéfectible.
C’était l’époque où Sarkozy, ministre de l’Intérieur pratiquant le coup de menton dans l’espoir de se grandir (le tropisme fondateur de cet individu), morigénait commissaires et préfets, alternant carotte et bâton, sa Bulle de Beauvau (De la politique du chiffre) à la main. La suite a été racontée dans un pamphlet, Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, ministre des Libertés policières, dont Maurice fut l’un des tout premiers lecteurs et le conseiller éditorial. Ainsi lorsque je me demandais si je pouvais décemment écrire que ledit Segrétinat me faisait penser à ces policiers criant en 1984 « Mort au Juif ! » sous les fenêtres de Badiner, sa réponse tomba : « Tu peux. » Si Maurice était toujours parmi nous, et si nous avions pu casser la croûte après le confinement, comme nous nous l’étions promis, le jour de ses 92 ans, je l’imagine assez me dire : « Ton Segrétinat, il doit manifester devant la Maison de la Radio ou le Bataclan, en applaudissant ses congénères furieux de ne plus pouvoir enchaîner les clefs d’étranglement comme on leur a appris à l’école de police. »
L’élection de Sarkozy à l’Élysée n’arrangea pas la névralgie flicophobe de Maurice. Sitôt élu, le petit homme inculte s’enferra dans une vision obsessionnelle, simpliste, néo-colonialiste de l’Histoire, qui le conduisit à créer un ministère de l’Identité nationale, s’arc-boutant sur les envolées de sa (très bavarde) plume Henri Guaino (le fameux discours de Dakar sur « l’homme africain qui n’est pas entré dans l’Histoire »), du raciste Hortefeux, de l’inquiétant Guéant, du putride Besson et de tous les autres, que les années Hollande-Macron et leur cortège de violences policières érigées en système ne sauraient faire oublier. Toutes choses qui ne pouvaient qu’ulcérer Maurice. À commencer par la récupération de la lettre de Guy Môquet, dont la lecture imposée aux professeurs avorta, suite à des manifestations qui conduisirent au procès de Maria Vuillet (comme on le verra plus loin), procès que l’on peut considérer comme le première utilisation du délit d’outrage du quinquennat Sarkozy dans un procès politique, annonciateur de nombreux autres, à l'instigation de préfets ne supportant pas que l’on comparât la répression des sans-papiers aux pratiques de leurs ancêtres pétainistes. La palme, en la matière, revenant à Philippe Rey, préfet des Pyrénées-Atlantiques, dont on trouvera ici la liste des mots qu’il ne fallait pas lui dire, sous peine de poursuites.
À l’époque, à part un papier paru dans Libération en 2003, l’outrage n’était guère médiatisé (la chose tenant, sans doute, au fait que chaque poursuite pour outrage tombe sur la tête d’un individu isolé, ignorant jusqu’à l’existence de ce délit inique, où la victime est sanctionnée deux fois : par les flics, puis par la justice). C’est donc le procès de Maria Vuillet qui mit le feu aux poudres. Poursuivie par un sous-préfet de bas étage, le bien nommé Frédéric Lacave, relaxée et jugée deux fois en appel (fait rarissime), brillamment défendue par Thierry Levy, c'est avec elle et quelques « outrageurs » (Romain Dunand, Hervé Eon, poursuivi pour offense au chef de l’État – délit chassé du code pénal en juillet 2013 grâce à son combat acharné et sur injonction de la CEDH) que nous créâmes le CODEDO (Collectif pour une dépénalisation du délit d’outrage).
Lorsque nous publiâmes (Libération, 30 décembre 2008) l’appel Pour la fin du délit d’outrage, Maurice fut, en quelque sorte, notre caution morale. Idem lorsque nous entreprîmes, Romain Dunand (outrageur poursuivi par Sarkozy époque Beauvau) et moi, de rédiger une Lettre au Garde des Sceaux pour une dépénalisation du délit d’outrage, ouvrage qui sera expédié à sept Gardes des Sceaux consécutifs, sans qu’aucun/e ne prît la peine de nous en accuser réception. Maurice était toujours là : conscience, oreille et œil bienveillants.
En parlant de « tribu », une anecdote. Alors que nous arpentions les allées du salon du livre (en 2004, je crois) et approchions de je-ne-sais-plus quel stand, Maurice se tourna vers moi, l’air enjoué : « Viens, je vais te présenter mon fils ! » Stupeur de Maurice lorsque je lui avouai que je connaissais bien son fils Marc, avec qui je travaillais, à l’époque, sur un projet de collection de polar qui ne vit jamais le jour, chez un éditeur qui mit la clef sous la porte. Marc dont j’ignorais, bien évidemment, qu’il était le fils de son père… « Ah ben, merde, alors ! Vous vous connaissez ! »
Ses enfants nous l’ont dit, Maurice a quitté cette monde en étant informé des bouleversements majeurs qu’ont été les manifestations organisées par le Comité Justice pour Adama, dans le sillage des protestations mondiales contre le meurtre de George Floyd aux États-Unis. Celle du 2 juin devant le palais de justice de Paris, réunissant plus de 80.000 personnes, véritable camouflet pour le pouvoir et l’infâme préfet Lallement. Celle du 13 juin place de la République, pendant laquelle, ironie du sort, Maurice nous a faussé compagnie.
Ce « rapport de force inversé », pour reprendre l’expression d’Assa Traoré, qui se bat depuis quatre ans pour que la vérité soit faite sur le meurtre de son frère, et sur les violences subies par les personnes « colorées », pour reprendre une expression délicieusement désuète dont Maurice avait le secret. Mais aussi toutes les autres victimes d’une police en roue libre, gangrénée par des éléments d'extrême droite : Gilets jaunes, manifestants, simples passants, dans un pays où les flics tapent sur à peu près tout ce qui bouge, en toute impunité… Tel Cédric Chouviat, ce livreur en scooter massacré le 3 janvier 2020 par quatre policiers, et dont la famille se bat pour qu’éclate la vérité sur ce qu’il convient d’appeler un homicide volontaire.
Maurice Rasjfus l’éclaireur nous a quittés à ce moment charnière, alors que d’autres ont repris le flambeau, tel David Dufresne, qui signale les violences policières sur le fil Allô Place Beauvau et travaille à la réalisation d’un documentaire sur l’un des sujets qui occupa toute la vie de Maurice, dont la sortie est prévue pour octobre 2020 : Un pays qui se tient sage.
La vie de Maurice est résumée dans le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.
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