Laurine Roux enseigne le français et écrit des romans dans les Hautes-Alpes, où elle est confinée. Elle a publié aux éditions du Sonneur Une immense sensation de calme, dont le titre sonne étrangement à l’heure du grand fracas actuel, et Le Sanctuaire.
Je partage ici son coup de gueule publié le 16 avril sur sa page Facebook. Dans le droit fil de celui publié hier par Iven, infirmier aux urgences en Bretagne.
Ça fait 18 ans que je suis prof et ça fait quatre jours que ça monte. Depuis lundi dernier. Et l’annonce de cette date.
Le 11 mai.
On m’aurait dit, tu vas retourner en classe de manière prématurée, contre l’avis d’une palanquée de scientifiques et contre le simple bon sens, mais bon, faut garder les gosses de M. Machin, parce que s’il ne retourne pas bosser, son entreprise va plonger et bientôt il ne pourra plus nourrir sa famille, pour que Mme Bidule aille couper les tifs de M. Machin qui doit reprendre le boulot pour sauver son entreprise, etc., etc. On m’aurait dit, tu vas retourner en classe parce qu’il faut servir la soupe au MEDEF, j’aurais été en colère, j’aurais trouvé ça inadmissible, inconséquent, bref, à l’image de la gestion de la crise par ce gouvernement (dont à vrai dire je n’attendais rien mais qui, de décision en décision, ne cesse de surprendre mon pourtant très affûté pessimisme), mais ça ne serait pas monté aussi fort.
Parce que c’est pas ça qui a été dit.
Manifestation des enseignants ante-coronavirus |
On nous a dit : vous allez retourner en classe parce qu’il faut lutter contre les inégalités. La bonne blague.
Et depuis lundi soir, ça n’arrête pas de monter. J’ai même pas réussi à fermer l’œil de la nuit juste après le discours de Macron. Sidérée.
Estomaquée. Voilà.
Parce que ça fait 18 ans que, concrètement, en tant que prof, je mets les mains dans la merde pour réduire à coup de ficelles et de système D (de bonne volonté et de temps personnel aussi) ces inégalités. Et jamais, je dis bien JAMAIS, nous n’avons eu le moindre soutien de l’État. Au contraire, il a souvent bien fallu agir en cachette, à l’insu et à rebours de ses consignes.
Où était l’État, quand il a fallu cacher la famille B. pendant deux ans, dans une chambre d’hôtel sordide du centre-ville de Marseille, et que le collège s’est cotisé tout ce temps pour payer les nuitées, faire les courses, apporter la bouffe, en se cachant des flics parce que la famille avait une OQTF [Obligation de quitter le territoire français] au cul et qu’on savait ce qui les attendait s’ils rentraient dans leur pays ?
Où était l’État, pour les protéger et permettre aux enfants d’aller à l’école, apprendre le français, quand ils ont dû rester cachés deux ans, dans cette chambre d’hôtel, enfermés à six, sans jamais sortir ? Et faut-il ajouter qu’au bout de quatre ans de procédure acharnée, portés par des associations, des bénévoles, l’OFPRA [Office français des réfugiés et apatrides] leur a accordé le statut de réfugiés politiques ? Où était l’État quand il s’agissait de protéger les enfants de la famille B, exclus de facto de toute continuité pédagogique, et de réduire les inégalités ?
Où était l’État quand on attendait le matériel informatique pourtant notifié à la MDPH pour que M, handicapé, puisse travailler en classe et que rien n’arrivait et qu’on a fini par lui trouver un vieil ordi d’un collègue pour qu’il ne prenne pas trop de retard ?
Où était l’État quand la caravane de P. a brûlé et qu’on a organisé une collecte de vêtements au collège pour qu’il puisse s’habiller et revenir à l’école parce qu’il risquait de décrocher, déjà qu’il était fragile, et que les aides allaient mettre des mois à arriver si elles arrivaient ?
Où était l’État quand les services du Département laissaient dormir dans la rue nos élèves mineurs étrangers ? Comment les citer tous tant nous avons laissé dormir dehors un nombre incalculable d'élèves en devant se contenter de leur prêter un duvet, un thermos, un réchaud ?
Où était l’État quand J. a décroché parce qu’on avait fermé l’école de son village et qu’il n’allait plus au regroupement scolaire, trop loin de chez lui. Où était l’État quand il a fallu aller chez ses parents pour enfin les rencontrer et apprendre qu’ils n’avaient pas de voiture et qu’ils ne pouvaient pas l’emmener à l’arrêt de bus trop loin de chez eux pour le ramassage scolaire ?
Où était l’État quand on a fait des signalements sans réponse pour protéger A. des violences de son père et qu’il fallait chaque fois essuyer les larmes d’une enfant qui n’en pouvait plus de rentrer chez elle la boule au ventre ?
Je sais bien que toutes ces situations étaient compliquées, que des gens bossant dans les services publics concernés ont fait comme nous, avec les moyens du bord, sans l’aide de l’État, ou plutôt, envers et contre les décisions politiques, pour faire de leur mieux.
Alors, pitié, Macron, Blanquer & consorts, ne nous servez pas la soupe d’une compassion miraculeusement retrouvée, la cuillère ne passe pas.
Parce que si je sais lutter contre les inégalités avec les moyens du bord, je sais aussi qu’on ne lutte pas contre un virus avec deux ficelles et de la bonne volonté.
Et le 11 mai, comme toujours dans l’Éducation Nationale, rien ne sera prêt ni dignement organisé. On nous demandera, la bouche en cœur, de faire comme toujours : avec les moyens du bord.
Alors aujourd’hui, j’ai bien envie de vous la boucher, votre bouche en cœur, avec un gros doigt. Ça ne passe pas.
Sur le même sujet, on lira ici (J55) un texte sarcastique et (très) méchant sur le ministre de l’Éducation nationale et des Bouts de chandelle, intitulé : Jean-Michel Blanquer, l'homme à la face d’endive mal décongelée qui fait peur aux enfants, aux enseignants et aux parents.
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