Connaissez-vous Ettore
Majorana ? Il y a fort à parier que non. Si vous pensez qu’il s’agit d’un porteur
de bidon du Giro d’avant-guerre, d’un acteur du cinéma muet italien ou d’un
bandit calabrais, vous avez tout faux. Ettore Majorana est un physicien inconnu en France, mais très connu en Italie – des rues, des collèges
portent son nom, un timbre son effigie – né en 1906 et mort… on ne sait quand !
Ce qui lui ferait, s’il était toujours vivant… 107 ans !
Un autre physicien, français
celui-là, vient de lui rendre hommage.
Contrairement à Majorana, Étienne
Klein – né le 1er avril 1958 – est bel et bien vivant. Les preuves
sont là. Il donne des cours au CEA de Saclay, des conférences, parle du temps et de physique
quantique à la radio (on peut écouter ses frivolités quantiques chaque jeudi
matin à 7h17 sur France Culture), fait des courses endiablées autour du mont
Blanc, écrit des livres passionnants, scientifiques mais pas que (nouvelles,
anagrammes), d’une plume alerte (élégante, aurais-je envie de dire, pour
reprendre son mot préféré).
Dans Petit voyage dans le monde des quanta, il vulgarise avec
humour et brio la physique quantique. Dans Le
facteur temps ne sonne jamais deux fois, il s’attaque au problème épineux du
temps en physique. Dans Il était sept fois la révolution, il dresse le portrait de sept physiciens, tous très
connus (Schrödinger, Einstein, Dirac, Pauli…). Tous sauf un : Ettore Majorana.
C’est précisément dans ce livre que j’entendis parler pour la première fois de
Majorana, alors que je venais de commencer ma plongée dans la physique
quantique, pour les besoins d’un roman à paraître en 2014 chez Parigramme, Le quantique de Bénuchot
Quelques années plus tard,
Étienne Klein revient à la charge dans un opus passionnant, En cherchant Majorana, le physicien absolu (Équateurs). Mais cette fois, au lieu de
dresser le portrait sensible de ce théoricien fulgurant, dont les travaux sur l’atome et
l’interaction nucléaire ont fait date (et n’ont sans doute pas fini de faire
parler de lui), Klein, fasciné par le personnage, cherche à forcer son intimité (ce qui n’est pas facile car l’homme était un taiseux), et se lance sur ses traces, à Catane, Rome, Naples et Parlerme, dans
le but d’essayer de comprendre pourquoi, à l’âge de 31 ans, cet homme brillant
mais tourmenté a choisi de se volatiliser.
Le 27 mars 1938 en fin
d’après-midi, à Palerme, en Sicile, Ettore Majorana prend un bateau pour
Naples, où il n’arrivera jamais. Personne ne le vit débarquer le lendemain
matin. Son corps ne fut jamais retrouvé. Peu avant son voyage, il expédia à un
ami de l’université de Naples une lettre dans laquelle il annonçait son
intention de mettre fin à ses jours. Puis un télégramme dans lequel il
affirmait renoncer à se suicider. Puis à nouveau une lettre où il
affirmait : « La mer n’a pas
voulu de moi. » et espérait que la première lettre et le télégramme
arriveraient en même temps.
Pas besoin d’être un admirateur
de Pirandello ou de Perec, ni même d’être féru de roman à énigme, pour reconnaître
que le thème de la disparition se prête admirablement au jeu de la fiction. « Écrire un livre, disait Jules
Bénuchot (qui n’a jamais été fichu d’en écrire un seul, dit-on), c’est disparaître derrière son sujet. » Avec Majorana, dont la
courte vie (tout au moins pour ce qu’on en connaît) peut se lire comme un roman
– un certain nombre d’écrivains s’y sont frottés, et pas des moindres, tel le
grand Leonardo Sciascia –, il suffit d’appuyer sur la touche « ON »
pour que défilent tous les ingrédients d'une fiction littéraire aux petits oignons.
Avec En cherchant Majorana, Étienne Klein se lance dans une quête improbable,
dont il pressent dès le début, malgré les espoirs suscités par la rencontre de certains membres de sa famille, notamment le neveu de Majorana, qui porte le même nom que lui, qu’elle ne débouchera
que sur des probabilités, des incertitudes (restons dans le quantique, s’il vous plaît!).
Outre
ce pèlerinage émouvant sur les lieux de vie
de son personnage, il reste l’espoir que les travaux de Majorana, qui datent d’il y a 80
ans, débouchent dans les prochaines années sur des découvertes importantes, qui
pourraient aller jusqu’à révolutionner certains éléments
du Modèle standard de la physique, grâce notamment aux fameux neutrinos
de Majorana – vous savez, ces petites choses en provenance du soleil, qui traversent notre corps par milliards. Ces
particules qui, d’après Étienne Klein, pourraient être de bons candidats pour élucider
la composition de la matière noire, qui constitue 25% de notre univers, et reste inconnue à ce jour. La conclusion de Klein est que Majorana, dans ses
carnets (il a noirci plusieurs milliers de page, conservées au musée Galilée de Florence et à
Pise) a posé un cadre conceptuel, dont la portée n’est pas connue, mais qui
pourrait aider à résoudre un problème qui ne se posait pas à l’époque où il a
effectué ce travail.
Terminons cette chronique
en affirmant (très modestement) que Jules Bénuchot, héros de L’esprit Bénuchot, a eu [beaucoup) plus de chance qu’Étienne Klein. Aurait-il retrouvé Ettore
Majorana ? Suspense, suspense…
"En cherchant Majorana, le physicien absolu", par Étienne Klein, éds Équateurs,170 pages, 17€