1997, donc. Lors d’un cocktail des éditions Baleine, une journaliste du Figaroscope, excellente connaisseuse de l’Algérie, me tend un manuscrit au titre prometteur, Morituri. « Lis ça, c’est génial. Ça dit tout sur l’Algérie actuelle ! Gallimard devait le publier mais ils ont la trouille des GIA, ces cons ! » L’attentat de Saint-Michel, attribué au GIA algérien, était tout frais, et si les grands éditeurs ont les moyens financiers de leurs ambitions, il arrive que le courage leur fasse défaut. Intrigué, je dévore le roman dans la nuit. Bluffé, j’en parle à Antoine de Kerversau, patron des éditions Baleine, qui me donne le feu vert. Le calendrier de la collection que je dirigeais [Canaille/Revolver] étant complet pour de longs mois, nous décidons de le publier très vite dans une autre collection.
À l’époque, Internet n’existait pas, la seule façon de communiquer
avec Amal B. (le nom figurant sur le manuscrit) était le téléphone et le fax. Je disposais d’un numéro à Oran, avec
créneau horaire limité : le mardi en début d’après-midi. La voix de celle
qui ne se faisait pas encore appeler Yasmina Khadra était peu assurée. On la
sentait confrontée à une situation qui la dépassait, dans un pays miné par la
tragédie et la paranoïa. Et pour cause, c’était l’épouse de l’écrivain, que
j’aurai au téléphone cinq ou six fois en deux mois. Cela, nous ne le sûmes que
plus tard. Toujours est-il que Morituri
parut, très vite suivi de Double blanc
et L’Automne des chimères. Relayées
par une couverture médiatique de choc, les aventures du commissaire Llob
captivèrent des dizaines de milliers de lecteurs, les droits poche rachetés par
Folio, tandis que le rideau se levait peu à peu sur l’identité de l’auteure,
qui avait pris comme pseudonyme les 2e et 3e prénoms de
sa femme, Yamina Khadra, que je pris, pour la petite histoire, la liberté de
transformer en Yasmina, pour des raisons de sonorité.
Les années passèrent. Licencié des éditions Baleine en 1998
pour cause d’explosion en plein vol du Poulpe, je plaçai en 2000
un 4e roman de Khadra chez Flammarion (Le dingue au bistouri). Mes contacts avec l’auteur, qui avait
regagné la France en passant par le Mexique et était désormais publié chez
Julliard, s’espacèrent. Jusqu’à ce que nous nous retrouvions au salon du livre
de Paris. Puis au salon du polar de Montigny-les-Cormeilles 2005, où La part du mort venait d’être primé. Je
lui parlai de mon projet fou de monter une maison d’édition et lui demandai un
texte. Il accepta chaleureusement, heureux de donner un coup de pouce à son
premier éditeur en France. La Rose de
Blida paraîtra en mars 2006 dans la merveilleuse collection La
Maîtresse en maillot de bain, qui s’intéressait aux « petits
arrangements avec l’enfance » et n’eut hélas pas le succès qu’elle méritait,
en raison notamment de son petit format et de son manque de visibilité en
librairie. Deux ans passèrent.
Juin 2007. Les éditions Après la Lune, criblées de dettes,
essoufflées, malgré quelques jolis succès, sont sur le point de fermer boutique
lorsqu’un coup de tonnerre surgit. L’Opus Dei, s’estimant diffamée par le
roman Camino 999 de Catherine
Fradier, envoie les huissiers. Branle-bas de combat. Souscription pour payer
l’avocat. Soutien décisif du cabinet de lecture de Rue 89. Passé l’état de
choc, nous nous défendîmes. Grâce à la publicité engrangée par ce procès très
médiatisé, qui s’étalera sur plus d’un an et demi [l’Opus Dei perdra en appel
en janvier 2009] et à l’obtention sur la lancée du prix Polar SNCF, les dettes
furent remboursées en trois mois. Les affaires reprirent. Hélas trop timidement
pour permettre aux éditions de rebondir, encore moins de payer leur unique
salarié (ma pomme) qui se faisait exploiter par le gérant (ma pomme) en
travaillant bénévolement depuis plusieurs années. C’est alors qu’eut lieu un
second coup de théâtre.
YK, le retour
Printemps 2010. Après moult procrastination, j’appelle Yasmina
Khadra, dont je gardais au fond de mon portefeuille le courriel plein de
prévenance qu’il m’avait envoyé un jour où, terrassé par le burning-out, je lui
disais ma lassitude de faire vivre un maison d’édition dans des conditions
aussi précaires. Il me reçut dans son bureau, au 7e étage du Centre
culturel algérien, dont il avait été nommé directeur par le président
Bouteflika, qui ne se déplaçait pas encore en fauteuil roulant. L’homme n’avait
pas changé. Il avait toujours au fond des yeux cette fronde pétillante et
malicieuse qui m’avait séduit lors de nos premières rencontres. Il était
content de me revoir. Moi aussi. Dans le feu de la conversation, il me proposa
– ô miracle ! – d’investir de l’argent dans les éditions Après la Lune,
afin de leur donner un nouveau souffle. « Tu auras un bureau, une attachée
de presse, un salaire, je te donnerai un roman inédit… » YK racheta les
parts de la moitié de mes 26 associés, entra dans le capital à hauteur de 29 %,
promit de donner un peu d’air à la SARL en lui prêtant quelques milliers d’euros
puis me fit part de son vieux rêve : créer une collection de littérature
qui donnerait leur chance à des écrivains algériens connus au pays mais inconnus en France. « Je l’appellerai Bel Horizon ! [nom
touristique donné à sa bonne ville d’Oran] Nous irons en faire la promotion au
salon du livre d’Alger ! Tu viendras avec moi ! Le ministère de la
Culture algérien nous achètera plusieurs centaines de livres pour les
bibliothèques. » [Entretemps, l’homme s’est fâché tout cru avec la
ministre, et ça ne s’est pas arrangé.] Depuis toujours passionné par l’Algérie, sa littérature, son
histoire (la guerre d’Algérie est au cœur de mon roman Le massacre des innocents), je me faisais une joie de fouler le sol
de ce pays. Faut-il préciser que je n’y ai jamais mis les pieds, pas plus que
je n’ai vu la couleur ni de l’argent, ni du roman inédit promis. Pas plus que
la concrétisation des autres projets alléchants qu’il m’avait fait miroiter
(rachat par un grand éditeur, puis par un richissime homme d’affaires
algérien).
La bonne foi m’oblige à préciser qu’il se trouva à l’époque
quelques amis pour me dissuader de pareille association. « Ne va pas te mettre dans les pattes
de Khadra ! L’anar et le militaire, vous n’êtes pas faits pour vous
entendre ! » Jusqu’à cette insulte au vitriol envoyée via
Facebook par la journaliste qui m’avait confié le manuscrit de Morituri, m’accusant de collusion avec
le « collabo-traître à la solde de Bouteflika ». D’un naturel têtu,
peu méfiant, et surtout alléché par la belle aventure qui se profilait et
allait me permettre d’effectuer dans des conditions décentes ce travail
d’éditeur qui me passionnait, en me versant de nouveau un salaire (ce dont le
sieur Khadra, je le compris un peu tard, se contrefichait allègrement), je
décidai de foncer. J’étais d’autant plus confiant que « l’ami »
Khadra m’abreuvait avec une belle constance de
ses jérémiades sur son éditeur Julliard, accusé de ne pas être à la hauteur de
l’immense écrivain qu’il était. Il ne faisait pour moi aucun doute que mon
nouvel associé s’inspirait de l’initiative de l’écrivain suédois Henning Mankel, lequel,
profitant de sa célébrité, créa sa propre maison d’édition, Leopart förlag, et déclarait
à L’Express : « J'avais le même éditeur depuis trente ans et
je ne voulais plus que tout cet argent continue à passer uniquement dans les
poches des riches. Il faut que les revenus des livres soient investis dans de
nouveaux livres. » De toute évidence,
mon associé allait mettre le paquet pour, primo, renflouer la maison, secundo, lui
permettre de prospérer, tierco, en tirer de subtantiels bénéfices, quarto,
donner leur chance à des inconnus. Il me faudra quelque temps pour comprendre qu’entre
les paroles et les actes il y avait un fossé : celui de l’argent.
Un homme
profondément désintéressé par l’argent
L’argent, on le sait, est, avec la soif éperdue de
reconnaissance, l’une des plus lancinantes fixations de Yasmina Khadra. Pas un
débat, une interview où la chose ne revienne en force, alors que personne à ma
connaissance ne lui a jamais reproché de gagner confortablement sa vie grâce à ses livres.
C’est ainsi qu’annonçant en novembre 2013 sa candidature aux élections présidentielles
algériennes de 2014, avant même d’évoquer son programme (son non-programme,
diront les mauvais esprits), il clamait : « Je ne m’intéresse pas à
l’argent. » Je peux, quant à moi, témoigner que cet homme-là ne
s’intéresse pas, mais alors pas du tout, à l’argent. Tenez… Même quand il place
quelques milliers d’euros dans une affaire, il pousse le désintéressement
jusqu’à faire tout ce qui est en son pouvoir pour que les affaires ne soient
pas florissantes. J’en connais qui, taraudés par l’appât du gain – tel Henning
Mankel, dont la maison d’édition, qui publie, tiens, tiens, des auteurs
africains, se porte bien –, auraient déplacé des montagnes pour permettre au
fleuve Pactole de couler à flots. Pas Yasmina Khadra, dont le slogan christique
« Les Algériens ne s’aiment pas assez ! », à défaut de marquer
l’histoire de son pays, rappelle opportunément qu’il ne tient pas les marchands
du Temple en odeur de sainteté.
Je n’aurai donc pas la cruauté de rappeler ici que le 20 juin
2011, YK recevait le prix Jean Gal de l’Académie française, doté de 40.000
euros, ce qui ne
l’empêchera pas, peu après, de refuser de prêter aux éditions Après la Lune les
quelques malheureux milliers d’euros qu’il avait promis, et qui feront
cruellement défaut au moment de mettre en chantier la collection Bel Horizon,
fin 2011, empêchant notamment toute possibilité de promotion.
Collection Bel Horizon (bouché)
Le plus rageant dans tout cela, ce n’est pas tant le mépris avec lequel j’ai été traité par ce monsieur. Même si j’ai sincèrement cru
qu’après les emmerdes, les vaches maigres, les poursuites de l’Opus Dei, la
précarité, ainsi que – comme me le disait un des mes associés – une
« certaine incapacité chronique à vouloir m’enrichir », un miracle
était possible. Le plus rageant dans cette affaire, c’est la façon dont ce
monsieur a fait croire à des auteurs algériens (Hamid Grine, Fatéma Bakhaï,
Francis Pornon, qui lui, est, français) que sa notoriété allait servir de
caisse de résonnance à leurs écrits. Au lieu de ça, ce fut un enterrement de
première classe, malgré de très beaux textes, mis en valeur par les belles
maquettes de Philippe Routier. À part un article de Claude Combet dans Livres hebdo, il fallait être drôlement
dégourdi pour savoir, en novembre 2011, que l’écrivain algérien le plus célèbre
tendait la main à ses « frères de lettres » dans la maison d’édition
créée par l’éditeur qui le fit connaître en France. Les
écrivains algériens qui l’accusèrent de censure au Centre culturel algérien
seront ravis d’apprendre que Yasmina Khadra se paya le luxe d’autocensurer les
auteurs qu’il publia et ne leva pas le petit doigt pour les défendre. Y compris
lorsque Camus dans
le narguilé, de Hamid Grine, poussé par une critique élogieuse de Gérard Collard à
la télévision, connut un joli
succès d’estime [950 réassorts en dix jours, ce qui n’est pas rien] qui aurait
pu se transformer en best-seller pour peu que quelques moyens y fussent
consacrés. Ce qui aurait eu, il est vrai, l’inconvénient de prouver que la
langue d’écrivains algériens tels que Hamid Grine et Fatéma Bakhaï valait bien
celle du maître.
« Pour moi,
tu n’es qu’un accident de parcours. »
Voilà. Je me suis fait duper par Yasmina Khadra et je n’en
suis pas très fier. Cela aura au moins eu le mérite de m’ôter mes dernières
illusions de petit éditeur allant cherchant la pitance avec les dents, défiant les lois du sérail, et ayant
compris, mais un peu tard, que la crise, les restructurations du métier de l’édition et la révolution numérique avaient
définitivement azimuté la galaxie Gutenberg, et que dans ce bouleversement de
civilisation les petits éditeurs iconoclastes et désargentés ne peuvent pas
jouer dans la cour des grands. Reste cette question, qui restera à jamais une
énigme : « Pourquoi m’as-tu fait croire, Mohammed Moulessehoul, que
tu m’aiderais ? Pourquoi avoir fermé ce « bel horizon » que tu
promettais à tes compatriotes écrivains ? » Relisant ses derniers courriels écorchés, j’ai bien un début
de réponse, que je m’abstiendrai de livrer ici, de peur de passer pour trop
cruel.
« Tu m’as
déçu. Tu as essayé de m’entuber. (…)
« De grâce, ne
t'attribue pas le beau rôle. Ne dis pas qu'aucun éditeur ne voulait de
Morituri. Gallimard l'avait accepté avec un rare enthousiasme avant de se
rétracter suite à l'attentat de Saint-Michel. [sic] D'autres éditeurs le
voulaient avant que Baleine se manifeste. Baleine a été la mauvaise porte, pour
moi. Hormis l'à-valoir, je n'ai JAMAIS reçu un sou des droits de vente sur
l'ensemble de la trilogie. La preuve, j'en subis encore les frais via
Platet/Folio. On me rémunère au compte-gouttes. Des misères. Et seulement
lorsque je les réclame. C'est-à-dire une année sur cinq. (…)
« Qu'espères-tu
en te faisant passer pour une victime ? Je subis la mauvaise foi depuis 15 ans.
J'avance toujours. Parce que je suis un homme droit. Inutile de nous
écrire. Pour moi, tu n’es
qu’un accident de parcours. Tu m’as pris mon argent. Je te le donne. L’avenir
nous dira qui a été bon et qui ne l’a pas été. Adieu. »
Est-il besoin de préciser que je n’ai jamais « pris
l’argent » de ce monsieur et que son entrée dans le capital des éditions
fut dûment signée devant mon avocat ? Mais foin des aigreurs ! Il y
a une vie après l’édition (l’écriture, par exemple). Si l’avenir de l’Algérie, après la réélection du fauteuil roulant de Bouteflika, est inquiétant, celui de Yasmina Khadra m’indiffère. Quant aux accidents de
parcours, dont j’ai eu plus que ma part, ils sont parfois salutaires, pourvu qu’on n’y laisse pas sa peau.