Pour la 13e édition du
festival Mauves-en-Noir de Mauves-sur-Loire, près de Nantes, les organisateurs ont demandé aux invités d’écrire une nouvelle sur le thème de la RN 13, que j’ai longuement pratiquée autrefois en
stop pour monter de Caen à la capitale. Ayant rendu ma copie après la
dead-line, elle ne pourra hélas pas figurer dans le recueil collectif. Ça m’apprendra ! La
voici donc.
C’EST SANS DANGER
Le
panache blanc s’échappant du moteur ne laissait aucun doute. Le joint de
culasse avait morflé. Si j’avais su comment tout cela allait finir, je me
serais arrêté, j’aurais ouvert le capot, et la première bagnole aurait freiné.
Au lieu de ça j’ai roulé jusqu’à une place de parking. Coup de fil à Thérèse.
Pas de réseau. Il pleuvait des cordes. Un quart d’heure plus tard ça claquait
toujours sur le pare-brise. Alors je suis sorti et j’ai couru vers la route,
affrontant les bourrasques, abrité par un sac plastique. Le réseau n’était pas
en cause. Batterie déchargée. La flotte roulait sur la chaussée comme une
rivière en crue. RN 13. Vendredi 13. À la guerre comme à la guerre. J’ai tendu
le pouce. Quand j’étais jeune, j’avais traversé l’Europe en stop. Berlin.
Istanbul. Prague. Budapest. Rome. Lisbonne. Tu tendais le pouce à la sortie de
la ville et c’était parti. À présent, plus personne ne fait de stop. Le
covoiturage, Blablacar et le conformisme numérique ont tué l’aventure. Personne
ne s’arrêtait. Personne ne me voyait. Trempé comme une soupe en trois minutes.
Retour à la BM. Je me suis assoupi, bercé par le tambourinement diluvien.
Au
réveil, la pluie crépitait. J’avais des fourmis dans les pieds. On toquait à la
vitre. J’ai essuyé la buée du coude. Une femme. Blonde. Grande. Beauté
glaçante. Blême. Genre j’ai épousé un vampire. J’ai baissé la vitre. Un
rougeoiement dans la nuit. Comme le fanal d’un phare saluant les trépassés. Ses
lèvres. Souffle de nicotine. Noix de fumée. Cigarette électronique. Je suis passée tout à l’heure, vous faisiez
du stop, j’allais vers Lisieux, je vous ai vu courir vers le parking, vous êtes
en panne ? Sa voix était d’une froideur aquatique. Et pourtant…
Quelque chose d’irrésistible était en train de se produire dans mon
entrejambes. J’avais envie de la posséder, là, n’importe où, la banquette, le capot,
le bitume gorgé de flotte. On se calme, Hubert. J’ai croisé son regard
électrisé. Entre nous il y avait quelque chose de… La nuit avait digéré la
pluie. Je grelottais. Elle m’a tendu un verre. Tenez, ça vous fera du bien, n’ayez pas peur, c’est sans danger. J’ai pensé à Dustin Hoffman aux prises avec le
dentiste nazi dans Marathon man.
Comment s’était-elle procuré le verre ? Mes mains ont agrippé le volant.
Comme un con j’ai tourné la clef dans le démarreur. Elle a posé sa main sur mon
front, comme pour prendre ma température, ses lèvres se sont collées dans mon
oreille. Ça ne sert à rien, Hubert, la
culasse a rendu l’âme, c’est qu’un mauvais moment à passer, les plaies
cicatriseront très vite, ne vous inquiétez pas, j’ai observé le protocole, c’est sans danger.
J’ai
regardé la fille. Elle portait une blouse blanche, elle sentait le sexe à plein
nez, avec des renvois d’éther. Les plaies ? Vous avez dit… j’ai eu un…
accident ? Elle a ri. Un petit
accident, oui. Calmez-vous Hubert, puisque je vous dis que c’est sans danger. Elle s’est penchée
sur moi. Son collier a cogné contre l’arête de mon nez. Un stéthoscope. Vous ne vous souvenez vraiment de
rien ? J’ai hoché la tête, fait un signe de… Ma main. Impossible de la
bouger. Est-ce que je suis… paralysé ? Non,
rassurez-vous, c’est une sensation désagréable mais ça passera. Le bras,
idem. Ça ne sert à rien de gigoter,
Hubert ! Elle connaissait mon prénom. J’ai tenté de me redresser. Rien
à faire. Ficelé avec des sangles. Pourquoi suis-je attaché ? Pour toute
réponse elle a enroulé un tensiomètre autour de mon bras, gonflé la poire
jusqu’à comprimer le biceps, puis elle a relâché la pression. J’ai eu un
accident ? Elle a ôté le scratch. 13,6.
Parfait. Vous avez très bien surmonté le choc opératoire. Le choc opératoire.
Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Ça ne servait à rien. Mes questions restaient
sans réponse. Vous ne vous souvenez
vraiment pas ? Non, je… C’est
bien dommage, Hubert. Moi, je me souviens très bien. Mais ça va vous revenir,
ne vous inquiétez pas… Elle s’est penchée sur moi. J’ai réussi à sauver celle de gauche. M’embrassant sur le front
comme si j’étais un enfant. Le temps d’un baiser j’ai reconnu son parfum quand
elle a ouvert la portière de la voiture. Sa
voiture. J’étais donc monté avec elle, ça je m’en souvenais. Après… Je suis obligé de vous abandonner, Hubert,
je suis vraiment désolée. Ses seins étaient tendus sous la blouse. Ses
lèvres ont happé ma bouche. Voracement. J’ai secoué la tête. Essayé de me
défendre. J’ai senti quelque chose couler dans ma bouche, elle m’avait mordu.
Sa main a couru sur mon torse. J’étais revêtu de ce truc léger qu’on vous met
dans les hôpitaux quand vous passez sur le billard. Sa main a glissé sur mon
ventre. Elle a attrapé mon sexe, l’a serré très fort. J’ai réussi à sauver celle de gauche. J’ai fermé les yeux. Mon
Dieu, pas ça ! Mais qu’est-ce que vous avez fait ! Elle a relâché la
pression. Vous vous en remettrez, Hubert.
Elle m’a soulevé la tête et l’a maintenue quelques secondes en avant, en
écartant la blouse. Juste le temps de voir une tache blanche à la hauteur de
l’aîne, comme… un pansement… Un
pansement. Mon Dieu ! Elle a reposé ma tête avec soin. Son visage
s’est approché de mon œil droit. Sa bouche. Sa langue. Elle a déposé un baiser.
À moins que ce soit un crachat. Ça me chatouillait. L’œil. Le dos. Et
maintenant, plus bas. Juste au-dessous du pénis. Côté droit. Une démangeaison
horrible. J’ai réussi à sauver celle de
gauche. Oh nom de Dieu ! Elle a relevé la tête, en secouant sa
crinière. Comme une lionne qui vient d’arracher un morceau de viande à la
tendre gazelle. Ma mission est terminée.
Nous ne nous verrons plus, Hubert. Qu’avez-vous fait ? Si vous n’aviez pas eu ce comportement nous
aurions pu être amis. Vous êtes allé trop loin. Elle a quitté mon champ
visuel. J’ai retenu ma respiration. Je n’osais pas bouger. Sa voix. Lointaine. Merci pour l’offrande, Hubert. J’en prendrai
le plus grand soin. Et puis la
porte qui claque, et puis plus rien.
J’ai
attendu plusieurs minutes avant de tourner la tête. Un buffet, une planche à
repasser, un poster de coucher de soleil. Je n’étais pas dans un hôpital. J’ai
poussé un cri qui a avorté dans ma bouche, un cri de cauchemar. J’ai laissé ma
tête retomber. Il n’y avait rien à faire. Attendre. La délivrance. La vérité. Sur
cette folle que je ne reverrais jamais. Qui m’avait… Je sentais que je tournais
de l’œil. Oublier la douleur. Essayer. Me concentrer sur autre chose. Me
remémorer tout ce qui s’était passé entre le moment où j’étais tombé en panne
sur cette putain de nationale 13 et celui… Panne ou accident ? Ma tête
comme une enclume. Ce qui était certain, c’est que j’étais prisonnier d’une
femme qui m’avait… J’ai réussi à sauver
celle de gauche. Je connaissais la fin mais j’ignorais ce qui avait
provoqué cette issue. À moins qu’elle n’ait fait cela gratuitement. Oui, ça doit être ça. Tu es tombé au mauvais endroit
au mauvais moment. Il ne s’est rien passé avec cette femme. Juste des paroles,
des suggestions, des fantasmes. Elle a fait cela pour d’autres raisons. Ma mission est terminée. Pour se venger
des hommes qui l’avaient fait souffrir ? Qui sait de quoi la folie
est-elle le nom ?
Je
dormais lorsque les flics ont débarqué. Dix types cagoulés de noir, armés
jusqu’aux dents. Flingues. Fusils. Boucliers. Un homme en civil est venu me
parler. La gueule de Richard Berrry. Vous
allez bien, monsieur Bouton ? Que
s’est-il passé avec cette femme ? Essayez de vous souvenir. Qu’est-ce
qui m’est arrivé, monsieur ? Il a croisé les bras. Tandis qu’une
infirmière, une vraie, pas une folle qui vous mord les lèvres jusqu’au sang et
vous arrache les bourses, entreprenait de me libérer de mes sangles. Vous avez été drogué. Pendant que vous étiez
endormi… Il va falloir être courageux, mon vieux. J’ai regardé le flic. J’ai réussi à sauver celle de gauche.
Comment savez-vous tout ça ? Vous
n’êtes pas le premier, hélas. Le premier quoi, bordel !!! Dès que j’ouvrais la bouche j’avais
mal. Alors crier… Impression qu’un chien enragé s’en prenait à mes parties. Dans votre malheur, vous avez eu plus de
chance que les précédents. Vous, au moins, vous avez eu la chance de bénéficier
d’une anesthésie générale… Qui est cette dingue ? Le flic a fait
craquer les jointures de ses doigts, tout en récitant le CV de la dingo. Zoé Delacour, trente-huit ans, mariée trois
fois, autant de divorces. Docteur vétérinaire, ce qui explique que le, hum,
« travail » ait été fait proprement, anesthésie, stérilisation,
antiseptiques, ablation, suturation, réanimation, etc. Comme je vous le disais…
Mais vous êtes tout pâle, vous pourriez lui donner de l’oxygène,
mademoiselle ?
J’ai
écouté la suite de l’histoire après m’être repu d’oxygène. Zoé Delacour avait
fait subir à ses trois maris une orchidectomie, autrement dit une ablation des
testicules, opération généralement pratiquée à des fins thérapeutiques pour
faire diminuer le taux de testostérone en cas de cancer de la prostate, avant
d’émasculer trois autres hommes, sur une durée de deux ans. Les rapports
psychiatriques laissaient entendre que sa santé mentale avait décliné après un
viol subi lors de son premier mariage. Elle avait réussi à s’échapper de l’HP
où elle était internée depuis six mois. Elle venait d’estropier un homme qui
faisait de l’autostop à la sortie de Mondeville. Il ne lui manquait plus… qu’une seule « unité », si je puis
m’exprimer ainsi. Qu’entendez-vous par là, monsieur ? Par là, je n’entends pas grand-chose, a
rigolé Richard Berry. Pardon,
excusez-moi, monsieur Bouton, je suis un peu… Mais je ne l’écoutais déjà
plus. J’ai croisé les bras sur mon torse pour ne pas être tenté d’aller plus
bas. Bizarrement, depuis qu’on m’avait libéré, les démangeaisons avaient
disparu. L’infirmière a nettoyé ma plaie aux lèvres et m’a fait une piqûre.
J’étais trop soulagé de ne pas mourir pour avoir honte. On m’a emmené dans un
hôpital, un vrai. Celui où, soixante ans plus tôt, j’avais été opéré de
« lapin dix », comme je disais alors du haut de mes six ans lors de
mes conversations secrètes avec sainte Thérèse de Lisieux, pour qui j’éprouvais
une étrange fascination, un mélange de piété et de pitié. Même qu’un jour je
m’étais… Non, je peux pas raconter ça, ce n’est vraiment pas le moment.
Le
commissaire déboula dans ma chambre le lendemain matin, surexité, avec des
croissants. Nous l’avons retrouvée,
monsieur Bouton ! Nous vous confronterons avec elle lorsque vous irez
mieux. Et surtout lorsqu’elle ira mieux ! Parce que, pour le moment… Comment allez-vous ? Côté physique,
ça allait. La morphine soulageait la douleur. Par contre, côté mental… J’avais
attendu des heures avant de vérifier la véracité du « j’ai réussi à sauver
la gauche » confirmée par l’autorité médicale, qui m’affirma que je me
remettrais, le travail avait été réalisé dans les règles de l’art, par
quelqu’un pour qui le corps humain n’avait aucun secret, une vétérinaire, vous
pensez, et je m’étais mis à pleurer, en pensant à l’autre Thérèse. Celle qui
partageait ma vie depuis quarante ans. La mère de mes trois enfants. Le flic
l’avait prévenue, votre mari a eu un problème, le pronostic vital n’est pas
engagé. Je ne voulais pas lui parler. Pas dans cet état. D’abord, retrouver la
mémoire.
La
mémoire m’était revenue à cinq heures du matin, à la suite d’un rêve atroce. Je
me suis souvenu de l’arrivée de la femme, le départ en voiture sous la pluie,
l’arrivée dans son pavillon, la musique d’Ennio Moricone, la table dressée pour
deux, mon fils devait venir dîner, il vient d’annuler, si vous voulez
m’accompagner, vous appelerez un dépanneur après… Nous avons descendu une
bouteille de Dubonnet en roucoulant. Avant de passer à table on avait dansé, je
me suis retrouvé à lui rouler des pelles en écoutant la musique tragique d’Il était une fois dans l’ouest qui
passait en boucle. Je crois que c’est elle qui a pris l’initiative. Je ne sais
plus. J’en avais envie. Elle aussi. Il y avait longtemps qu’une femme ne
m’avait pas fait un tel effet, et pourtant de prime abord elle était, comment
dire, « ordinaire ». Dans la rue, on ne devait pas la remarquer. Mais
dès qu’elle bougeait, c’était la java des yeux doux, l’ivresse du désir, le
chant des phéromones. Attendez, Hubert,
je vais déboucher une autre bouteille, il fait soif ce soir, vous ne trouvez
pas… En y repensant, elle faisait une drôle de tête lorsqu’elle m’avait
tendu le verre de vin, mais j’avais mis ça sur le compte de mon ébriété.
Nous
avons trinqué. Nous avons bu. Enfin, elle, je ne sais pas : si elle a bu,
ce n’était pas la même chose que moi. Nous avons roulé sur la moquette. J’ai
arraché son chemisier. Le soutien-gorge sur la lancée. J’aimais bien ses seins
lourds. Je crois bien qu’avant de tomber dans les vapes j’ai pensé à l’icône de
sainte Thérèse sur laquelle j’allais me branler dans la cabane au fond du
jardin, c’est toujours comme ça que ça se passe quand je fais l’amour avec une
dame pour la première fois : je pense aux petits seins de Thérèse qui
n’ont jamais connu la douceur d’une caresse, je pense à l’aridité de son sexe,
ça m’excite, je me dis, tout de même, c’est trop ballot de passer à côté de si
belles choses… Je crois que j’ai eu le temps de glisser ma main dans sa petite
culotte mais je ne suis pas certain. Après, ce qui s’est passé, je préfère de
ne pas trop y penser, monsieur le commissaire…
Richard
Berry m’a regardé avec un rien de compassion. Vous avez eu beaucoup de chance dans votre malheur, monsieur Bouton.
Que je vous explique. Hier soir, un peu avant minuit, une femme s’est présentée
à l’hôpital du Bon Sauveur à Caen. Elle a dit au gardien : « Je
voudrais revenir ici. Je ne suis pas bien dehors. Je m’appelle Zoé Delacour. Et
puis j’ai fait du mal à un homme, je crois. Mais j’ai réussi à en sauver une,
vous pouvez vérifier, il y en a treize… » Treize ? Elle portait une valise à roulettes et un
sac dans lequel se trouvait un bocal. Dans le bocal… Vous êtes sûr que vous
n’avez pas besoin d’oxygène, monsieur Bouton ? J’ai hoché la tête.
J’ai compris. Dans le bocal, il y avait
treize testicules conservés dans du formol. Sur le coup, le gardien a cru qu’il
s’agissait d’une liqueur à l’ancienne, avec des fruits confits entiers, comme
faisaient nos grands-mères ! Le policier s’est arrêté en plein élan.
Il a rigolé. Vous avez vraiment eu de la
chance dans votre malheur, monsieur Bouton, parce que si vous étiez tombé en
panne sur la Nationale 14 au lieu de la Nationale 13, vous n’y coupiez
pas ! Euh, pardon, excusez-moi, monsieur Bouton, je suis vraiment trop
con…
Cette histoire se passait il y a quelque temps déjà. Je suis devenu vieux, comme tout le monde. Les progrès de la chirurgie n’ont pas permis de greffer mon attribut manquant mais ça va. Quand on est comme moi un miraculé, on relativise. Les douleurs ont duré un an. Je faisais en sorte d’uriner deux ou trois fois par jour seulement. Et puis ça s’est apaisé. Le bon côté de la chose c’est que les toubibs m’ont expliqué qu’avec ce qui m’était arrivé j’avais une prostate magnifique. C’est sans danger. J’ai fini par ravaler ma honte. L’affaire a fait grand bruit dans Ouest-France et l’Éveil de Lisieux mais mon nom n’a jamais été prononcé. Il m’a fallu un peu plus de temps pour retrouver le chemin de l’extase. Parfois, je pense à Zoé Delacour. Je préfère être à ma place qu’à la sienne. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je n’ai jamais parlé d’elle à Thérèse. Pourtant, elle sait. Elle connaît ma petite faiblesse. Car avec Thérèse, je peux vous garantir qu’on ne baise pas que les vendredi 13 !