mardi 7 avril 2020

Pendant le confinement, continuons de polémiquer, par Eric Chalmel (Journal d’un confiné #20)

Dessinateur de presse à Presse-Océan sous le nom de Frap, Eric Chalmel est confiné à Nantes. Nous fîmes connaissance en 2015, lorsque Dame Brigitte Lamy, procureure de la République de Nantes, me poursuivit en justice, estimant injurieux mon papier intitulé Brigitte Lamy, la magistrate qui estime que la police a le droit de crever les yeux des manifestants. (L’affaire fut classée. Dame Lamy, remplacée par un magistrat aussi prompt qu’elle à classer les plaintes pour violences policièrescoule une retraite paisible à la cour d’appel d’Angers) Eric Chalmel avait alors écrit ceci sur son blog Les États et Empires de la lune.

Je partage un sien coup de gueule poussé ce matin sur sa page Facebook, qui me renvoie à une récente conversation (à propos de la pandémie) avec une personne de mon entourage me reprochant de trop voir le verre à moitié vide [l’incurie criminelle de nos dirigeants], et pas assez le verre à moitié plein [le combat courageux de nos soignants]. 

Depuis quelques jours, on nous répète à l’envi, souvent de bonne foi, que « le temps n’est pas au débat quand il s’agit de questions vitales », que le moment n’est pas à « polémiquer ». Je pense exactement le contraire. Suis-je un mauvais Français, pire : un mauvais Nantais ?
Brigitte Lamy s’asseyant sur le code
pénal. © La Lettre à Lulu
L’étymologie de « polémique » se rapporte à la guerre (du grec πολεμικός, polêmikôs « qui concerne la guerre ») : le chef de l’État lui-même ayant usé de la métaphore guerrière, quelle plus haute autorité pourrait nous dénier le droit de polémiquer ? L’intérêt supérieur ? Dicté par quelle nouvelle divinité ?
  Redescendons sur terre, plus précisément dans les jardins familiaux de Nantes. La Ville les a fermés, ce qui est son droit, l’opposition voire des membres de la majorité réclament leur réouverture. Personnellement, je n’ai aucune opinion sur la question. Là où l’affaire me gratte, c’est quand des élus ou des partisans de la majorité municipale défendent la mesure en enjoignant aux querelleurs de cesser toute polémique, laquelle serait indécente quand seule compte l’opinion éclairée des soignants. Autrement dit, et indépendamment de savoir si l’arrêté municipal est bien fondé ou non, il est pratiquement interdit d’émettre une opinion contraire aux décisions du pouvoir, opinion sinon illégale (pas encore), du moins marquée au fer de l’indécence. En temps de guerre, donc, ne prévaut qu’un son de cloche, toute voix discordante étant jugée a priori immorale. Ce refus de la « polémique » – c’est-à-dire du débat –, n’est autre que le marchepied de « l’union nationale », mot d’ordre qu’on sent ces jours-ci au bord des lèvres de nos dirigeants, et même de certains opposants, à quelque échelon qu’ils perchent.
Ceci n’est pas une polémique, mais une réalité

J’ignore s’il est temps de planter des oignons, en revanche je me flatte de connaître un peu l’histoire. Or à chaque fois qu’on a évoqué « l’union nationale », face à un péril imminent, il n’en est jamais ressorti, le péril passé, de grands bénéfices démocratiques. Il a généralement fallu batailler pour conserver quelques libertés. Sans oser mettre en doute la sincérité du pouvoir lorsqu’il prend des mesures exceptionnelles, remarquons simplement qu’à chaque fois il ne s’oublie pas : la nature de tout pouvoir, l’État en tête, est d’abord sa propre conservation, rarement le développement du droit des opposants. Et cela commence toujours par l’exercice d’une censure, fût-elle dans un premier temps presque insensible, présentée avec une désarmante bonté, une sorte d’invite portée par la vox populi toujours sensible à « l’intérêt supérieur », patriote pour deux et systématiquement cocue.
  Sans doute suis-je un indécrottable pessimiste. Mais tout « état d’urgence » m’effraie. Les mesures drastiques prises pour notre bien ne sont jamais neutres. Imagine-t-on, le « jour d’après », que les mesures de contrôle social destinées à stopper la pandémie seront illico abrogées, qu’il n’en restera pas un petit quelque chose pour réprimer les mouvements sociaux dont le souvenir cuit encore aux fesses du gouvernement ? Imagine-t-on que « l’intérêt supérieur » de la finance va s’évanouir avec le déconfinement ? Au contraire, les parts de marché conquises par la grande distribution avec le « drive » ou celles d’entreprises supranationales comme Amazon seront en partie acquises, ce qui ne va pas dans le sens, vous me l’accorderez, d’une amélioration des droits sociaux. Imagine-t-on enfin que nos gouvernants néolibéraux, pour qui n’existe aucune alternative, vont dès demain réviser de fond en comble toutes leurs politiques pour se rendre à l’évidence écologique ?
L'union nationale en 1940
Non, les mesures qu’ils prendront, « provisoires » comme l’était la vignette automobile, nous seront présentées comme impérieuses, au nom du redressement économique, et toute opinion contraire sera dénoncée à la vindicte patriotique. Et pendant ce temps-là, imagine-t-on qu’on fera rendre gorge aux banques d’affaires, aux actionnaires du CAC 40 qui se gavent y compris sous le masque, aux “optimisateurs” fiscaux (voyez, je reste poli), aux pollueurs à grande échelle, aux massacreurs de forêts tropicales, aux empoisonneurs d’océans, aux pilleurs du tiers-monde ? Non, on taxera votre épargne – et l’on vous invitera à ne pas polémiquer puisque ce sera pour votre bien.
  Oui, plus que jamais, polémiquons ! Débattons. Contestons. C’est parce que la situation est grave qu’il faut agiter la démocratie, la rendre effervescente. Ne pas polémiquer, c’est dérouler par avance le tapis rouge à ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change « le jour d’après », c’est accepter comme des moutons le trompe-l’œil de l’union nationale. Après tout, nous nous plaignons assez que trop de citoyens se désintéressent de la politique : à présent qu’ils n’ont presque rien d’autre à faire, prions-les de délaisser un instant les séries pour exercer leur droit d’expression citoyenne, le vrai, pas celui qui est organisé par les services com’. Et ça commence par discuter, s’il le faut, d’un arrêté municipal, et se moquer, si l’on veut, de la com’ d’un maire confiné devant sa caméra quotidienne comme de Gaulle enfermé dans un studio de la BBC. Lui savait que l’union nationale n’existe jamais.
À bas l’union nationale… Ou municipale !
À demain, si vous le voulez bien  !
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