samedi 2 mai 2020

La dame qui cherchait des fleurs à l’ombre de l’usine d’incinération des ordures (Journal d’un confiné #47)

Vendredi 30 avril. Muni de mon attestation de sortie multicartes, d’un jeu de micro-étiquettes vierges (idéal pour modifier la date) et d’un sauf-conduit de mon employeur me permettant de circuler librement dans les transports parisiens sans être arrêté par la milice, je m’élance dans le métro pour aller déjeuner avec quelqu’un qui m’est très cher (et dont je ne dévoilerai pas l’identité : les brigades de e.délation écument les confins 2.0). Ligne 13 : très calme, 8 voyageurs par voiture, taux de masquité : 80%. Ligne 14 : calme, 40 voyageurs environ dans la rame, masquité : 87%. Station Bibliothèque François Mitterrand déserte. Décor de Tarkovsky, sans les gravats. Pas un chat dans les escalators. Avenue de France : un 62 accordéon, zéro bagnole, petit vent froid.
Devant le magasin Décathlon, une corneille fait les cent pas, elle n’a pas l’air de bon poil, je renonce à engager la conversation Je me rends à Ivry-sur-Seine, où est confinée ma fille Gabrielle. Faute de 325, je rejoins à pied et sous la pluie le périphérique en passant au-dessus de la rue Watt et sous le pont du boulevard Massena. Cinq cents mètres plus loin, Ivry-sur-Seine. En temps ordinaire, aucun piéton ne s’aventure ici. En temps ®confiné, c’est le désert des Tartares, noir, gris, moche, un espace de non-vie. La petite rue Bruneseau part à droite sous l’échangeur du périph’. Pierre-Emmanuel Bruneseau (1751-1819), créateur du service des égouts de Paris, dont il entreprit de réaliser la cartographie puis le curage. À dix mètres près, la rue de cet ami de Victor Hugo était en banlieue, alors que tant de malfaisants disposent de boulevards en plein Paris !

Me voilà à Ivry. Rue François Mitterrand (ce type est décidément partout), deux vigiles masqués font la circulation à l’entrée du parking du Leroy-Merlin, où les clients viennent chercher leur matos au drive. Les librairies, les théâtres, les cinémas, les cafés sont fermés. Pas Leroy-Merlin. Cherchez l’erreur !
Et c’est alors que je réalise l’un de mes grands rêves inavoués : voir de près l’immense usine d’incinération des ordures que l’on aperçoit, de loin, irréelle comme un décor de Tim Burton, en passant sur le périph’, et que Gabrielle, enfant, appelait l’usine de nuages ! Je mitraille. Je repars.
  Une dame avec un caddie (seul être humain de la rue), impeccablement masquée, m’apostrophe.
– Monsieur, je cherche le magasin Truffaut.
– Truffaut, les fleurs ? Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici. Là-bas, il y a Leroy-Merlin…
– C'est à côté ! s’exclame-t-elle.
– Et moi je cherche la rue Molière à Ivry.

La dame me dit que je ne suis pas loin. Nous causons. Elle m’avoue qu’elle a moins envie d’acheter des fleurs que de prendre l’air. Pendant le ®confinement, rencontrer un être humain est devenu presque une aventure. S’arrêter pour lui parler une infraction. Françoise-Philomène, 81 ans, veuve d’un médecin généraliste, est bavarde et moi aussi. Je lui dis qu’elle porte le plus beau prénom de la ®ConfinFrance et qu’elle en fait quinze de moins. Elle ricane, avec le masque, vous pensez ! Petite photo. Bravant les directives strictes du terrifiant ministère de la Peur, de l’Insanité Publique et de l’Incompétence territoriale, nous restons pendant de longues longues minutes – j’ai honte à l’avouer – statiques.

Philomène se demande ce que je peux bien venir faire à Ivry un jour de confinement. Je lui explique que je suis attendu rue Molière. Les gestes-barrières tombent. De fil en aiguille, elle m’avoue que parler aux gens est l’une de ses passions. Qu’en ce moment ce n’est pas la panacée. Et que j’ai vraiment une tête à qui on a envie de causer. (Je précise que je ne porte pas le masque, totalement inutile dans une rue déserte.) Nous causons encore. Je lui avoue que je suis la réincarnation d’un vieux monsieur nommé Bénuchot, un ancien chauffeur de taxi obsédé par les foules et les gens, dont j’ai raconté la vie dans un roman, L’Esprit Bénuchot.
Nous faisons un selfie. Je mets mon masque pour l’occasion, c’est plus correct. Je lui offre un exemplaire de mon bouquin (j’en ai toujours un dans mon sac). Nous avons parlé de tout et de rien, et – ce n’est pas le moindre attrait de cette conversation imprévue et imprévisible – sans jamais prononcer un seul de ces mots obscènes : Covid-19, coronavirus, réanimation, Jérôme Salomon, Agnès Buzyn, Emmanuel Macron, Ehpad, chloroquine, azithromycine, masques FP2, etc.
Philomène, si vous lisez ces lignes : 1. J’espère que vous avez trouvé de belles fleurs chez Truffaut. 2. Que vous passerez de bons moments avec Bénuchot. 3. Que nous nous retrouverons pour boire un petit verre ou deux, “après”…


Si vous avez loupé les épisodes précédents :
On ne veut plus de leur monde, par Val du Faure (#46)L’Ange exterminateur. 58 ans avant le Covid-19, le film de confinement de Luis Buñuel (#45) / Je venais de nourrir les renards du Père Lachaise quand les flics me sont tombés dessus, par Jules Bénuchot (#44) / Les linceuls n’ont pas de poches, par Philippe Leleux, libraire (#43) / Faute de protections, des soignants souffrent, contaminent et succombent, par Mediapart (#42) Le corbeau au cerveau confiné et la couturière empêchée de fabriquer les masques (#41) / Mon cœur, mon cœur, calme-toi, ça va aller, on s’en sortira, par Anne Tardieu (#40) Plus terrible que le coronavirus : le macronavirus (Covid-22 à double souche outrage et rébellion (#39) / Grands prédateurs. Charles Ruggieri et Sophie Boissard, fondateur et PDG des Ehpad Korian (#38) / “T’as voulu voir le salon”, le tube de l’été confiné (#37) / Macron, tes « jours heureux », tu peux te les mettre quelque part ! (#36) / Voyage (anxiogène) dans le métro avec Le Parisien sous le bras et un autre à portée de postillon (#35) / La prophétie du canard madré (# 34) / Le 11 mai, ça ne passe pas, M. Blanquer, par Laurine Roux, enseignante (#33) / Si les hôpitaux ont tant souffert, ce n’est pas la faute d’un pangolin, mais celle du gouvernement, par Iven, infirmier aux urgences (#32) Exclusif. Le classement « ConfinFrance » des préfets préférés de Castaner (#31)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire