Revue Drunk, mai 1994 |
Cette nouvelle parut en
mai 1994 dans le n° hors-série Noces de Canailles de la
merveilleuse et mythique revue Drunk, dirigée par Robert Crémieux, alias Stanzo, dont les textes fleuraient bon l’ivresse, le petit jésus en culotte de velours (avec ou sans sulfite ; à l’époque, on s’en foutait comme de sa
première gueule de bois), l’imbibation bibinesque et les délicieux flavanols contenus dans le vin, dont seuls les béotiens ignorent qu'ils sont excellents pour prévenir les maladies cardiovasculaires.
Au sommaire : Cana-bis,
de Michel Chevron, Ex-voto, de
J.-B. Pouy, Priez pas sur le
caviste, de J.-J. Languétif, Albina
road, de Kayen, Jésus vint à
Charenton, de Antoine Couder, Blanc de
Cana, de Dominique Bard, Le nonos de
canard, de J.-J. Reboux, Évangile
apocryphe, de Patrick Raynal, Permanganate,
de Philibert J. B.
Je suis un habitué, les légionnaires de garde du
Jardin des Oliviers me laissent passer. Et pour la sixième fois, je vais le
narguer sur sa croix – que voulez-vous, c’est plus fort que moi.
Les deux types de la bande à Barrabas ont fini par
expirer, mais lui vient tout juste d’entamer les préliminaires. Question de
constitution. Je ne cache pas que ça me fait salement jouir de le voir plonger
dans la douleur, l’acrobate.
– Ça baigne, l’enchanteur ? je lui fais.
La crucifixion de Merlin, Giotto |
Et je me fends d’un crachat plus gros qu’un grêlon.
La dernière fois j’ai visé le visage mais le zéphyr qui souffle sur le Golgotha
me l’a renvoyé sur la joue et ce salaud a trouvé le moyen de ricaner. Alors je
plaque mon glaire au-dessus du nombril, ça le chatouille atrocement, mais dans
sa position, c’est tout juste s’il peut bouger un orteil. Il entrouvre un œil
et marmonne une insanité entre ses dents. Je lui adresse un bras d’honneur, je
tourne les talons et je redescends vers la ville en songeant à la genèse de ma
trahison.
Et dire que tout ça est arrivé à cause d’un os.
Un os de canard…
On formait une fine équipe. Soudée. Efficace. Prête à tout. Dix ans d’expérience. Douze solides gaillards sans foi ni loi. Travailler nous répugnait. Vol, rapine, pillage. Enlèvement, séquestration, rançon, extorsion, viol et exactions en tous genres. Rien ne nous faisait reculer. Nous étions craints et respectés de la plaine de la Bekka à la vallée du Jourdain. Riches comme des Phéniciens. Chacun sa spécialité. Pierre n’avait pas son pareil pour égorger le bourgeois aviné, mais demandez-lui de couper le doigt d’une hétaïre récalcitrante (la spécialité de Simon) et il tremble comme une vieille abbesse. Question de tempérament.
Et puis Merlin s’est joint à la bande.
Môssieur Merlin n’aimait pas la violence. Il
préférait la ruse, la filouterie, la magie. C’était un enchanteur. La voix
douce et suave. Jamais un mot plus fort que l’autre. Avec du bagout et deux ou
trois tours de prestidigitation, on va loin. Et quand ça ne suffisait pas, il
vous hynotisait sa proie. Combien de commerçants soulagés de leurs deniers par
la seule force de persuasion de ce charlatan ! Les techniques d’extorsion
douce, la « séduction inductive » comme il disait. Ce salaud de
Merlin était vraiment le roi du bobard. Qui se serait méfié de son regard de
poisson crevé ?
Gentil Merlin et méchant Judas |
Au début, on se méfiait de son optimisme à tout crin.
Mais ses méthodes étaient efficaces au-delà de toute espérance. Le charme
opérait. Et puis, dans un sens, on économisait nos forces. Au lieu de suer sang
et tripes pour un tonneau de marasquin, à peine débarqués dans un patelin,
l’aubergiste nous ouvrait cave, grenier et fourneaux, les notables nous
offraient leurs filles, femmes et maîtresses en fonction de nos péchés
mignons ; suffisait de demander. Philippe et Thomas avaient un faible pour
les vierges ; Matthieu, ce dégoûtant, les femmes impures ; André
celles qui auraient pu être sa mère ; les deux Jacques détestaient les
femmes et échangeaient leurs gitons ; Thadée était impuissant et
Barthélémy se contentait de regarder, ce qui n’arrangeait pas sa surdité.
Merlin, lui, partageait ses pulsions entre Jean, son protégé, que nous avions
surnommé «l’Éphèbe du sérail», et une certaine Marie, une moins que rien qui
venait de temps en temps partager sa couche, et dont il faisait grand cas.
L’affaire tournait à plein régime. Merlin était
devenu notre chef incontesté. Il n’avait pas son pareil pour souder l’équipe. Les mois ont passé.
Seulement, le Nazaréen avait une idée derrière la
tête. Il trouvait que les prêtres pharisiens nous faisaient de l’ombre. Il
voulait sa religion à lui. Les miracles ont commencé à pleuvoir. Avec ses dons
d’enchanteur, pensez s’il allait se gêner ! Et je te multiplie les pains,
les poissons, les papillons et les glaces à la vanille. Et je fais marcher les
paralytiques. Et je fais bicher les aveugles. Dans la foulée, il a même rendu
sa virilité à ce pauvre Thadée qui n’en demandait pas tant.
Ça nous a fait rire un moment.
On a moins ri quand on a commencé à nous appeler aux
quatre coins du pays. Samarie, Judée, Galilée. La frénésie du rendement.
Épuisant. On festoyait de moins en moins. Plus de femmes, plus de ripaille. De
joyeux soudards, nous étions devenus de tristes représentants de commerce
obligés de se coucher avec les poules pour prendre la route aux aurores. J’ai
essayé d’alerter la bande. On n’est pas des veaux, non ! Mais j’étais le
seul à renâcler. Et pour cause…
Les noces de Cana, Véronèse (musée du Louvre) |
Ce salaud de Merlin les avait pris un par un – ses
apôtres, il disait ! –, et là, les yeux dans les yeux, une petite séance
de suggestion, et il leur dictait la conduite à suivre. Métamorphosés. Mais
avec moi, ça n’a pas marché. J’ai un strabisme divergent, pour l’hypnose, c’est
complètement rédhibitoire. De toute façon je me suis toujours méfié de ce barbu
pas franc du collier. Je suis quand même resté avec eux, j’ai le sens de
l’amitié.
Et puis, un beau jour, nous étions invités à une noce
quelque part en Galilée – dans une cité radieuse dont j’ai oublié le nom –,
j’ai craqué.
Le repas s’était pourtant bien passé. Pâtés
d’alouette divins, excellent canard aux pommes, vin de Corfou grisant, une
fille superbe à mes côtés. Drapé dans sa chasuble rouge et bleue, avec son air
placide et son sourire béat, Merlin avait l’air d’une bonne femme à barbe.
Comme d’habitude, il haranguait une foule de quidams tristes comme un clair de
lune sur le lac Tibériade lorsque, tout à coup, le régisseur de la maison a
annoncé à la troupe que le vin allait à manquer.
Alors ce vantard a proposé de transformer l’eau en
vin. J’étais en train de décortiquer mon pilon de canard en reluquant gentiment
le galbe prometteur de ma voisine. À mes pieds, il y avait cet abruti de chien
qui se jetait sur le bas de ma toge en aboyant. Le toutou réclamait sa pitance.
Deux paisibles lévriers |
Merlin, c’est assez rare, a perdu son flegme. Il
s’est mis à hurler.
– Judas !
– Oui patron ?
J’ai bondi sur mes pieds en brandissant mon valeureux
pilon, et le chien s’est mis à aboyer de plus belle.
– Qu’attends-tu pour donner son os à ce pauvre
chien ? On ne s’entend plus parler !
Depuis que j’avais refusé d’entrer dans sa combine,
ce salaud de Merlin ne ratait pas une occasion de m’humilier. Jusqu’ici j’avais
encaissé, mais cette fois mon sang d’Iscariote n’a fait qu’un tour.
– Pendant que tu y es, et puisque tu es si fort,
Merlin, ai-je répliqué, tu n’as qu’à multiplier les nonos de canard !
Comme ça tu auras la paix…
Ma réplique a été accueillie par un long murmure de
réprobation.
Trente deniers facilement gagnés |
J’ai jeté au loin le cartilage du palmipède, et le
ratier hystérique est allé se mesurer aux deux nobles lévriers attachés au pied
des musiciens, dans un épouvantable concert d’aboiements féroces. Puis j’ai
pris ma courtisane par la taille et j’ai quitté la table en sa compagnie.
Croyez-moi, ça a jeté un froid *.
De retour à Jérusalem un mois plus tard, je suis allé
dénoncer ce maudit hableur à la milice juive et j’ai donné les trente deniers
de récompense à un marchand de clous expulsé du Temple. Sans rire, un type comme
ça, si on ne fait rien pour l’arrêter, dans
deux mille ans, on en entendra encore parler.
* Certains historiens font
remonter à ce moment historique les origines de l’expression « un froid de
canard ».
@ Jean-Jacques Reboux, avril 1994
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