Dans un monde « plus juste », le crabe – ou plutôt « les » crabes, car en quatorze années, de rémissions en rechutes, elle eut à affronter plusieurs récidives – n’aurait pas pris la vie d’Anne Matalon. Dans un monde plus juste, le Petit abécédaire des entreprises malheureuses de Anne Matalon aurait rencontré le même succès qu’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq – ces deux romans ayant en commun de traiter, de façon radicalement différente, la vie stressante, souvent absurde, en entreprise, comme le faisait remarquer Christophe David dans Le Matricule des anges.
Mais voilà, nous ne vivons
pas dans ce monde-là. Anne Matalon a été emportée par la maladie, trois jours
après son 53e anniversaire, et – la chose peut paraître pour le coup
accessoire –, ses merveilleux romans n’ont pas rencontré le succès qu’ils
auraient mérité.
Le cancer, Anne ne s’est pas
contentée de le combattre pour sauver sa peau. Elle avait fait de la lutte
contre la maladie une philosophie, créant en 2005, dans le quartier de la
Bastille à Paris, l’Embellie, la première boutique offrant ses services aux
femmes atteintes du cancer (perruques, prothèses mammaires, foulards,
vêtements), proposant aussi des ateliers de sophrologie, Tai-chi, Qi-qong, maquillage et ateliers
d’écriture. « Parce qu’une femme malade n’est pas que malade… »
D’autres boutiques ont ouvert à Strasbourg, Amiens et Namur, en Belgique.
Par la suite, avec plusieurs
femmes artistes, elle créa le Collectif Créatif des Corps Divergents, dans le
but de « réinventer béquilles, cannes, attelles, etc, en y mettant de la
fantaisie, de l’humour et de l’élégance, afin que ces « prolongements du
corps » ne soient plus stigmatisants ».
Le premier roman d’Anne, Petit abécédaire des entreprises
malheureuses, parut en 1996 aux éditions Baleine, dans la collection
Canaille/ Revolver. Poussé par le succès du Poulpe, le soutien de quelques
libraires avisés et une critique enthousiaste (Cavanna l’encensa dans Charlie Hebdo), il connut un succès
d’estime et fut réédité chez J’ai Lu (qui ne le soutint pas et le pilonna assez vite).
S’inspirant de la Caisse des dépôts et consignations, où elle
occupait à l’époque des fonctions assez éloignées de sa formation de philosophe, elle plantait le décor : une entreprise « ordinaire », la GAL
(Générale d’Assurances limousine). Dix cadres supérieurs sont envoyés en stage « hors-limites »
dans le Sahara. Neuf sont assassinés, le dixième disparaît. Nathan
Robinski, responsable de formation à la GAL, hypocondriaque obsédé par ses
aphtes, croit reconnaître le rescapé lors d’un voyage à Copenhague, tandis que
son épouse Adrienne, ethnologue en mission chez les Papous, est portée
disparue. Tel est le point de départ du réjouissant Petit abécédaire, traité avec un humour décapant, une drôlerie espiègle.
Alba Capra
(Baleine) réunit des détectives privés déroutants, des médecins frelatés, des bègues par accident, des folles en bigoudis, dans un polar décoiffant qui aurait enchanté Georges Perec, où l’absurde sévit dans la joie. On y apprend notamment que des adorateurs de la chèvre blanche sévissent au lycée Charlemagne, ce qui n’est guère convenable dans un établissement scolaire.
Dans le très beau Conférence au club des intimes (Phébus),
Anne Matalon se penche sur ses origines grecques et juives, et nous transporte
en 1913 à Salonique, capitale d'un cosmopolitisme
harmonieux, où Turcs,
Grecs, Bulgares, Serbes, Croates, Albanais, Tsiganes, insouciants des menaces
qui pèsent, Salonique où se rendent deux jeunes peintres, un Suisse et un Français, en
mal d'émotions fortes et de beauté pure, sur fond du voyage qu’effectua cette même année
le peintre Paul Klee. Dans ce troisième roman, salué par Le Monde des Livres et Paula Jacques dans
son émission Cosmopolitaines sur France Inter, et qui obtint le prix
Littérarure Alberto Benveniste 2002, Anne donnait toute la mesure de son talent
d’écrivaine.
Les
deux autres ouvrages d’Anne parlent du mal qui l’a emportée. Apprivoiser le crabe (Phébus) est un dialogue avec sa cancérologue, Élisabeth Angellier. Chimiofolies (HB
éditions) est une suite d’instantanés dans lesquels elle traite son
ennemi intime le crabe avec panache et dérision, à la façon d'un Pierre Desproges.
Impossible de terminer ce
tour d’horizon sans évoquer un roman inédit d’Anne, qui aurait dû paraître en
2001 dans la collection Moulard. Malheureusement, le premier feuilleton (oulipien)
du 3e millénaire, qui racontait les tribulations d’un jeune Costarmoricain obèse, prêt à tout pour aider son prochain, totalement mythomane et inconscient, s’arrêta au
bout de 6 épisodes, suite à une défaillance de notre éditeur, et ce roman, que
je lui avais commandé, est hélas resté à l’état de manuscrit. Dans Traquenard sur le rocher, le héros soigne un blaireau blessé qui
s’échappe et se retrouve dans un élevage industriel de poules, où il est enlevé
par des inconnus et se réveille à Gibraltar. Ses geôliers s’étant mépris sur son
identité, il endosse la personnalité d’un scientifique impliqué dans la découverte du Printanium, un
redoutable virus bactériologique capable de créer une épidémie de peste
bubonique. Sur ce point de départ, Anne Matalon raconte une histoire hilarante,
avec l’arme qui était sa marque de fabrique : l’humour grinçant.
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